Napoléon Bonaparte a-t-il un jour été initié franc-maçon ? En dépit des nombreuses hypothèses avancées sur le sujet, et même si la probabilité est élevée, il n'a jamais été établi avec certitude qu'il le fut, que ce soit à Valence, à Marseille, à Nancy (loge "Saint-Jean de Jérusalem" le 3 décembre 1797 ?), à Malte, en Égypte ou ailleurs.
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Ce qui est indéniable, c'est que dès la campagne d'Égypte, les membres de l'expédition qu'il commande apportent la maçonnerie sur les rives du Nil : le général Jean-Baptiste Kléber fonde la loge "Isis" au Caire (dont Bonaparte aurait été co-fondateur ?) tandis que les frères Gaspard Monge (membre entre autres de la loge militaire "L'Union parfaite", Mézières) et Dominique Vivant Denon (membre des Sophisiens, loge "La Parfaite Réunion", Paris) comptent parmi les érudits qui feront de cet échec stratégique et militaire un succès que le jeune général Bonaparte saura exploiter dès son retour en France.
Ce qui est incontestable, également, c'est qu'à partir du coup d'État de Bonaparte du 18 Brumaire, la franc-maçonnerie va vivre quinze années extraordinaires, multipliant le nombre de loges et d'initiations. Le Premier Consul, comprenant tout le bénéfice qu'il peut tirer d'une maçonnerie docile, l'investit d'hommes de confiance, attendant d'elle en retour une servilité sans faille. Elle ne le décevra pas.
La franc-maçonnerie sous le Consulat
Lorsque Napoléon Bonaparte parvient au pouvoir, un texte en neuf articles vient d'être signé le 22 juin 1799 (21e jour du troisième mois de l'an de la V:. L:. 5799), qui organise l'union de la Grande Loge de France (GLDF) et du Grand Orient de France (GODF) ; le texte prévoit le rassemblement des archives des deux obédiences, supprime les privilèges des maîtres des loges de Paris, l'inamovibilité des vénérables, et institue un système d'élection des officiers. Certaines loges "écossaises" refusent toutefois ce rapprochement.
En 1801, alors qu'à Paris le frère Jean Portalis (loge "L'Amitié", Aix-en-Provence) participe activement à la négociation du Concordat avec le Saint-Siège et à la rédaction du Code Civil avec les frères Jean-Jacques Régis de Cambacérès et Claude-Ambroise Régnier, une page de l'histoire de la franc-maçonnerie s'écrit le 31 mai à Charleston, en Caroline du Sud. Là, le colonel John Mitchell, un marchand né en Irlande, et Frederick Dalcho, un médecin né à Londres de parents prussiens, "ouvrent le Suprême Conseil du 33° pour les États-Unis d'Amérique", premier Suprême Conseil d'un rite en trente-trois grades qui prendra en France le nom de Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA). Il annoncera sa création et son existence par une circulaire adressée le 1er janvier 1803 « à travers les deux hémisphères ». Les maîtres maçons des deux grands systèmes rivaux (Ancients et Moderns) y sont indistinctement admissibles, quelle que soit leur religion (d'où peut-être le qualificatif "Accepté"). La devise Ordo ab Chao est adoptée, qui, sur le plan organisationnel, manifeste le désir de mettre en ordre un système de degrés cohérent et de mettre fin au foisonnement chaotique des hauts grades. Le rite, dont tous les grades sont d'origine française, synthétise les influences des essaimages initiaux des loges anglaises, des loges de Perfection écossaises, de structures dissidentes comme le Conseil des Chevaliers d'Orient du frère Pirlet, l'Ordre des Écossais Trinitaires ou l'Ordre de l'Étoile Flamboyante du baron de Tschoudy et du système administratif de la Mère Loge Écossaise du Contrat Social dont est membre le comte Auguste de Grasse-Tilly (initié en 1783 dans la loge "Saint Jean d'Écosse du Contrat social", Paris). L'universalité du REAA est fondée sur le caractère initiatique continu de ses trente-trois degrés (chacun procède du précédent et prépare le suivant) et sur le contenu de ses divers grades qui englobe et perpétue la quasi-totalité des sources ancestrales de la spiritualité dans le monde occidental et proche-oriental. Il n'est donc pas possible de se réclamer du REAA sans adhérer à cette spécificité initiatique et sans faire confiance à la cohérence de son évolution graduelle.
Toujours en 1801, le Vatican réitère l'interdiction faite aux prêtres de recevoir l'initiation maçonnique.
La même année, est publié le Régulateur du Maçon au Rite Français Moderne du Grand Orient de France, dans la lignée des premiers Moderns, de la Chambre des Grades du Grand Orient et de certains aspects du Régime Écossais Rectifié (RER) qui avaient été apportés dès 1795 par le grand vénérable Alexandre-Louis Roëttiers de Montaleau. Ce document est conforme aux décisions prises en 1785, mais désavoué par le Grand Orient qui avait opté en 1796 pour une communication des rituels sous forme exclusivement manuscrite, mais non imprimée. Le rituel du Rite Français connaîtra plusieurs remaniements par la suite.
Concernant le Rite Écossais Rectifié, 1801 voit le début d'une correspondance qui durera trois ans entre le lyonnais Jean-Baptiste Willermoz ("fondateur" du RER en France et nommé conseiller général du département du Rhône par le Premier Consul depuis le 1er juin 1800) et le marseillais Claude-François Achard (vénérable maître de La Triple Union, qui reprend ses travaux le 1er juin 1801) ; en septembre 1802, le frère Taxil est reçu à Lyon par Willermoz pour y copier les "nouveaux rituels". Il faudra encore cinq ans à ce dernier pour terminer la rédaction des rituels du RER.
Le 12 novembre 1802 (12e jour du neuvième mois de l'an de la V:. L:. 5802), une circulaire du Grand Orient de France condamne les loges "soi-disant Écossaises" et invite les frères à « détourner de nos Temples un germe de discorde qui, pendant les temps les plus orageux, semblait les avoir respectés ». En tant que "mandataire des loges régulières de France", le GODF commence alors à radier de sa matricule toutes les loges pratiquant un rite autre que le Rite Français en sept degrés – ce qui vise en particulier les loges et Mères Loges Écossaises.
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L'année 1804 voit, dans l'atmosphère qui suit la circulaire d'exclusion du Grand Orient, le comte de Grasse-Tilly revenir en France et fonder le 22 septembre le Suprême Conseil du 33e degré en France. Il réunit en convent le 22 octobre la Grande Loge Générale Ecossaise de France avec la participation de la Mère Loge Écossaise de Marseille, des loges qui avaient refusé la fusion avec le Grand Orient en 1799, de celles "mises à l'index" par le Grand Orient en raison de leur "discordance" – c'est à dire pratiquant le rite écossais –, de représentants des loges de Saint-Domingue travaillant au rite des Ancients, et, selon certaines sources, du prince de Rohan qui avait signé la patente Morin de 1761. Louis Bonaparte en devient le grand maître.
Voyant le Suprême Conseil étendre de fait son autorité sur des loges des trois premiers degrés, le Grand Orient obtient alors précipitamment du pouvoir la signature d'un concordat d'union, qui fusionne la Grande Loge Écossaise au Grand Orient de France, en laissant toutefois persister un Sublime Conseil du 33ème degré qui reste seul habilité à conférer ce grade et à "se prononcer sur tout ce qui tient au point d'honneur".
La franc-maçonnerie sous l'Empire
C'est au cours de cette période que la maçonnerie française va vivre son premier âge d'or, voyant – pour ne rester que sur le plan quantitatif – le nombre des loges passer de 300 à 1 220 en dix ans.
Après la promulgation de l'Empire, Joseph Bonaparte (initié à la loge "La Parfaite Sincérité" de Marseille) devient grand maître du Grand Orient, qui est entièrement dévoué à Napoléon et manque rarement de critiquer les loges "écossaises" qui maintiennent autant que possible leur indépendance. Les rapports de Napoléon avec le Grand Orient sont d'autant plus excellents que Roëttiers de Montaleau a préalablement accepté de procéder à l'épuration des antibonapartistes et que l'on compte alors parmi les dignitaires de l'obédience le prince Louis Bonaparte, l'archichancelier de l'Empire Jean-Jacques Régis de Cambacérès, les maréchaux André Masséna (initié à Toulon en 1784 par "Les Élèves de Minerve", membre de multiples loges dont "Les Vrais Amis Réunis" à Nice et la loge militaire "La Parfaite Amitié", administrateur du GODF et membre du Suprême Conseil), Joachim Murat, François Étienne Christophe Kellermann (loge "Saint-Napoléon", Paris), Charles Augereau (initié à la loge "Les Enfants de Mars" à La Haye lors de son affectation en Hollande, puis membre de la loge parisienne "La Candeur" avant de devenir vénérable d'honneur de la loge régimentaire "Les Amis de la Gloire et des Arts"), François Joseph Lefebvre ("Les Amis Réunis", Mayence), Catherine Dominique de Pérignon, Jean-Mathieu Philibert Sérurier (loges parisiennes "Saint-Alexandre d'Ecosse" et "L"Abeille Impériale"), Guillaume Brune ("Saint-Napoléon" à l'Orient de Paris et "La Constante Amitié"), Adolphe Édouard Casimir Joseph Mortier (33°), Jean-de-Dieu Soult et Jean Lannes, les sénateurs Antoine-César de Choiseul-Praslin ("La Candeur", Paris), Arnail-François de Jaucourt, Louis-Joseph-Charles-Amable d'Albert de Luynes et Dominique Clément de Ris, le député Luc Duranteau de Baune, le grand chancelier de la Légion d'Honneur Bernard Germain Étienne de Lacépède (membre des "Neuf Soeurs" puis de "Saint Napoléon" à Paris), le savant Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande (premier vénérable de la loge "Les Neuf Soeurs" à Paris), les généraux Etienne Macdonald et Horace Sébastiani, le contre-amiral Charles René Magon de Médine, l'ambassadeur Pierre Riel de Beurnonville, le ministre de l'Intérieur Jean-Baptiste de Nompère de Champagny, celui de la Police Joseph Fouché (initié à la loge "Sophie Madeleine, Reine de Suède" à Arras) et le premier président de la cour de cassation Honoré Muraire à l'origine de la laïcisation des registres d'Etat-Civil). Le frère Jean-Antoine Chaptal ("La Parfaite Union", Montpellier) est chargé de l'agriculture. Autant dire que si la maçonnerie est alors au pouvoir, ce n'est pas de manière occulte.
Napoléon Ier, qu'il ait été initié ou pas, se méfie toutefois de la franc-maçonnerie, qu'il fait surveiller par l'intermédiaire de son ministre de la Police Joseph Fouché, et cela bien que les loges aient mis en place son buste dans les temples et que toute contestation du régime soit considérée comme une faute maçonnique grave ; certains ateliers se consacrent d'ailleurs essentiellement à célébrer la gloire de l'Empereur (Napoléomagne, la Française de Saint-Napoléon) quoique d'autres utilisent un signe distinctif rassurant pour dissimuler des activités royalistes subversives (Saint-Napoléon d'Angers).
Il y a sous l'Empire un très fort développement des loges militaires car Napoléon voit dans la maçonnerie un puissant moyen de cohésion de l'armée, et un outil au service de ses ambitions européennes (en utilisant les sentiments supranationaux qui unissent la fraternité).
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Quant aux loges d'Adoption (loges féminines rattachées à des loges masculines et pratiquant un rituel dit "d'adoption"), la plupart périclitent sous l'Empire, bien que l'impératrice Joséphine en soit la grande maîtresse (loges d'adoption parisiennes des Francs-Chevaliers et Sainte-Caroline). En 1808, les loges d'adoption finissent par être interdites par l'obédience masculine comme "contraire à ses constitutions". La pratique de l'adoption maçonnique ne survivra plus au cours du XIXème siècle que de manière marginale.
Les compagnonnages, interdits sous la Révolution suite à l'abolition des corporations – interdiction réitérée sous le Consulat – deviennent tolérés, mais étroitement surveillés, sous l'Empire. En ce début de XIXème siècle, le compagnonnage est organisé autour de trois rites. Le rite du Père Soubise regroupe les couvreurs, plâtriers et charpentiers Honnêtes Compagnons du Devoir, Compagnons Passants Bon Drilles (U:.V:.G:.T:.) du Tour de France. Dans la même mouvance (catholique, royaliste et bonapartiste) héritière des devoirants du Saint Devoir de Dieu, les enfants de Maître Jacques rassemblent les tailleurs de pierre, serruriers et tanneurs Compagnons du Devoir de Maître Jacques (D:.D:.M:.J:.) ainsi que certaines autres professions (cordiers, vanniers, chapeliers, etc.). Quant au rite de Salomon, qui accueille les ouvriers protestants ou agnostiques, avec une sensibilité politique plutôt de gauche et républicaine, on y trouve les tailleurs de pierre Compagnons étrangers (C:.E:.) et les Compagnons du Devoir de Liberté (I:.N:.D:.G:.) qui se séparent du Devoir de Liberté en 1804 sous la poussée de Compagnons libres penseurs et anticléricaux. Il semble que c'est à cette époque qu'un Compagnon franc-maçon introduit le troisième grade dans le Devoir de Liberté (qui comprend désormais des affiliés, des Compagnons reçus et des Compagnons finis), et qu'un corps aristocratique (les "initiés"), essentiellement composé de compagnons établis comme maîtres, est alors constitué.
En 1804, le système des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte (étape ultime du Rite ou Régime Rectifié), qui avait été mis en sommeil pendant la Révolution, est réveillé à Besançon.
En 1805, sont élaborées en France et en Italie les deux premières séries du rite de Misraïm (degrés symboliques 1-33° et philosophiques 34-66°) par emprunts à divers hauts grades du XVIIIème siècle (pour concurrencer le REAA) : rite du Chapitre Métropolitain de France, rite de Perfection du Conseil des Empereurs d'Orient et d'Occident (également utilisé pour le REAA), rite Adonhiramite, rite de la Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon, rite de la Mère Loge Écossaise de Marseille, sans oublier la Stricte Observance Templière (SOT) et le Rite Écossais Rectifié (RER), le rite Primitif de Namur, le rite Écossais Philosophique d'Avignon, la Rose-Croix d'Or, les Frères Initiés de l'Asie et le rite Égyptien de Cagliostro. On y trouve cependant des apports assez spécifiques tels que les grades de Chaos (49-50°) et clavi-maçonniques (54-57°).
La même année, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord est initié à la Loge impériale des Francs Chevaliers à Paris ; il restera apprenti toute sa vie...
C'est également en 1805 que le Grand Orient de France crée un Grand Directoire des Rites, où certains frères reçoivent le 33ème degré, en violation des accords avec le Sublime Conseil. Ce dernier réagit en dénonçant le texte, en rétablissant la Grande Loge générale Écossaise et en reprenant son autorité sur la totalité du REAA. Mais, une nouvelle fois, le pouvoir impérial intervient au bénéfice du Grand Orient et impose la signature d'un concordat de partage qui lui donne autorité sur les dix-huit premiers degrés, le Suprême Conseil de France s'occupant du dix-neuvième au trente-troisième. Contrairement au souhait de Napoléon, il y a donc deux puissances maçonniques rivales en France, et pour s'assurer le contrôle du Suprême Conseil, il y fait nommer l'année suivante l'archichancelier Jean-Jacques Régis de Cambacérès Souverain Grand Commandeur à la place de Grasse-Tilly, ainsi que plusieurs dignitaires du Grand Orient (Dominique Clément de Ris, Pierre Riel de Beurnonville, Catherine Dominique de Pérignon, Honoré Muraire, Charles Jean Louis Toussaint d'Aigrefeuille, etc.).
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Durant la décennie qui suit, le Suprême Conseil se consacre à l'élaboration du Guide des Maçons Écossais, qui prend ses sources dans les Mères Loges Écossaises et la maçonnerie anglaise et américaine des Ancients (en particulier les Three Distinct Knocks de 1760), mais aussi dans le Régulateur du Maçon du Rite Français Moderne. Pour les loges bleues (ateliers des trois premiers degrés), ce sont les Cahiers des trois Grades Symboliques du Rite Ancien et Accepté.
Le 18 février 1806, deux mois après Austerlitz, Napoléon Ier décide de la construction d'un arc de triomphe. Ce projet mobilise plusieurs francs-maçons : le frère Jean-Baptiste de Nompère de Champagny convainc l'Empereur de choisir le site de l'Etoile en ces termes : Un arc de triomphe y fermerait de la manière la plus majestueuse et la plus pittoresque le superbe point de vue que l'on a du château impérial des Tuileries... Il frapperait d'admiration le voyageur entrant dans Paris... Il imprimerait à celui qui s'éloigne de la capitale un profond souvenir de son incomparable beauté... Quoiqu'éloigné, il serait toujours en face du Triomphateur. Votre Majesté le traverserait en se rendant à la Malmaison, à Saint-Germain, à Saint-Cloud et même à Versailles...
; le frère Jean Chalgrin (loge "Les Coeurs Simples de l'Étoile Polaire", Paris), architecte, en dessine les plans, après un premier projet élaboré par le frère Charles-Louis Balzac (loge "Le Grand Sphinx", Paris) ; sous la Monarchie de Juillet, deux frères seront en charge des sculptures en bas-reliefs de la face Nord : François Rude (La Marseillaise) et Jean-Pierre Cortot (La Paix de Vienne).
C'est également en 1806, selon toute probabilité, qu'est introduite en Italie la Charbonnerie par Pierre-Joseph Briot, administrateur des Abruzzes (sous l'autorité, donc, de Joseph Bonaparte), initié à la "Société Secrète Républicaine des Philadelphes" de Besançon, "Bon Cousin Charbonnier" du rite forestier de l'Ordre de la Fenderie dit du Grand Alexandre de la Confiance, et qui s'affiliera au rite de Misraïm en 1810. Parallèlement, est initié Filippo Buonarroti, révolutionnaire français d'origine pisane, ancien ami de Gracchus Babeuf, qui a connu Briot à Sospel ; il va durant trente ans se servir des loges, en particulier au sein de sa propre organisation ("Les Sublimes Maîtres Parfaits", sous la direction d'un "Grand Firmament") pour couvrir la diffusion de ses idées révolutionnaires, celles de l'idéal babouviste du communisme égalitaire. Quoique relativement limitée, cette regrettable confusion entre franc-maçonnerie et idées carbonaristes fera rapidement le lit de la politisation des loges.
La même année 1806 voit s'éteindre la Stricte Observance Templière (SOT), qui n'aura pas survécu à la Révolution, à l'introduction du RER et au désintérêt de son grand maître Charles de Hesse-Cassel, beaucoup plus passionné par ses recherches mystiques et théurgiques que par la maçonnerie elle-même.
Sans tenir compte des textes andersoniens (The Constitutions of the Free-Masons du pasteur James Anderson, publié en 1723) qui définissaient la franc-maçonnerie d'influence anglaise, les statuts promulgués en 1806 par le Grand Orient de France se bornent à constater que l'Ordre maçonnique en France n'est composé que de maçons reconnus pour tels, réunis en ateliers régulièrement constitués, à quelque rit que ce soit
, consacrant ainsi l'usage des loges continentales pour qui le "tuilage" est le seul critère de reconnaissance d'un frère visiteur.
Toujours en 1806, à Toulouse, l'archéologue Alexandre Du Mège (ou Dumège) fonde un rite égyptien : la Souveraine Pyramide des Amis du Désert. Il y aura quelques essaimages dans la région (Auch, Montauban), sans lendemain. Les Amis du Désert entrent en contact avec la loge voisine Napoleomagne, dont les membres avaient réveillé le rite écossais jacobite des "Écossais Fidèles", qui aurait été apporté à Toulouse en 1747 par George Lockhart, aide de camp de Charles-Édouard Stuart. Ce rite, également dit "de la Vielle Bru", féru d'occultisme oriental, verra finalement son authenticité rejetée en 1812 par le Grand Directoire des Rites du Grand Orient de France.
En 1808, le frère Michel Ange de Mangourit, grand officier du rite Écossais Philosophique (qui avait été un éphémère Ministre des Affaires étrangères en novembre 1794 dans le Gouvernement de la Convention), relance la maçonnerie d'adoption en créant le Souverain Chapitre Métropolitain des Dames écossaises de France de l'Hospice de Paris, colline du Mont Thabor, qui regroupe surtout des femmes issues de la noblesse impériale. Cette loge réputée, qui fonctionnera jusqu'en 1830, comporte une "classe du choix" (Novice Maçonne et Compagnone Discrète), deux grades de Perfection ou "des Grands Mystères" (Maîtresse Adonaïte et Maîtresse Moraliste) et deux grades suprêmes (Historique et Philosophique).
Au Royaume de Naples, dont Joachim Murat est devenu roi le 1er août 1808, les loges (militaires) franco-italiennes voient s'épanouir le rite de Misraïm, qui va durer jusqu'à la fin de l'Empire. En 1811, Murat y impose l'unification du Grand Orient de France et du Suprême Conseil de Naples, dont il devient le grand commandeur. C'est sans doute à cette époque qu'il faut situer les premières tentatives d'établissement du rite de Misraïm en France. Le rite reçoit alors sa troisième série (degrés mystiques 67-77°), la dernière (78-90°) ne sera introduite que vers 1812 à Naples.
En 1809, le pape Pie VII est arrêté sur ordre de Napoléon, en réaction à son excommunication liée à la prise de Rome et à la spoliation des États pontificaux. Il semble que l'Empereur ne se soit pas privé de se servir du Grand Orient pour introduire un certain anticléricalisme dans les loges. De son côté, le pape n'oubliera pas le soutien apporté par les francs-maçons à Napoléon ...
En 1810, s'opère en France une réaction contre les sociétés secrètes républicaines de type carbonari fondées dans le pays par Arnaud Bazard, Jacques Flotard et le frère Jacques Buchez. Dans la région de Besançon, le mouvement révolutionnaire des Bons Cousins Charbonniers s'étend et tente d'infiltrer les loges pour y faire pénétrer les idées contestataires et recruter des maçons prêts à participer à un soulèvement républicain. Les charbonniers sont organisés en "ventes" de vingt membres, coordonnés par une "Haute Vente" à laquelle pourrait appartenir le frère Gilbert du Motier de La Fayette (par ailleurs vénérable de la loge "Les Amis de la Vérité" de Rosoy et membre du Suprême Conseil).
A l'autre extrémité de l'éventail politique, le comte Ferdinand de Bertier fonde en 1810 l'Ordre des Chevaliers de la Foi ("Association des Bannières"), un mouvement politique ultraroyaliste se fondant sur les anciens ordres médiévaux et l'expérience plus récente et concrète de l'Institut Philanthropique. L'ordre comporte cinq grades : Associé de Charité, Écuyer, Chevalier, Chevalier hospitalier, Chevalier de la Foi. Plusieurs de ses membres appartiennent également à la congrégation religieuse de la Très Sainte Vierge.
L'année 1811 connaît plusieurs événements maçonniques : le frère Jean-Baptiste Jules Bernadotte – maréchal d'Empire devenu l'année précédente prince héréditaire de Suède – réforme le rite suédois, dont l'organisation en douze degrés existe toujours au XXIème siècle ; la Grande Loge Provinciale de Hambourg adopte le rite élaboré par le frère Friedrich Ludwig Schroeder, limité aux trois grades symboliques, inspiré par l'ancienne maçonnerie "templière" – rite encore pratiqué de nos jours dans certaines loges en Allemagne, Autriche, Hongrie et Suisse ; en Égypte, la Mère Loge de Paris du Rite Écossais Philosophique fonde au Caire Les Chevaliers des Pyramides et à Alexandrie Les Amis de la Concorde ; en Espagne, le comte de Grasse-Tilly installe le Suprême Conseil Espagnol.
En 1813, le rite de Misraïm est doté de quatre-vingt-dix degrés sous l'impulsion de Charles Lechangeur, Théodoric Cerbes et des frères Marc, Michel et Joseph Bédarride. Pour sa part, Pierre de Lassalle, grand maître de Misraïm à Naples, est probablement celui qui introduit les Arcana Arcanorum dans de "Régime de Naples" du rite primitif de Misraïm. Dans le même temps, est fondée dans la cité parthénopéenne la loge occultiste des Commandeurs du Mont Thabor, liée au rite Écossais Philosophique, alors qu'une loge égyptienne du rite de Cagliostro (La Vigilanza) poursuit également ses activités indépendamment de Misraïm.
La même année 1813, en Angleterre, après plus d'un demi-siècle de conflit, l'Acte d'Union met fin à la querelle des Ancients et des Moderns en se fondant sur une maçonnerie à trois degrés (rite Emulation) considérée comme universelle, dans laquelle toute référence explicite au christianisme est supprimée.
Après la première abdication de Napoléon et son exil à l'île d'Elbe [Isola d'Elba], le Grand Orient apporte aussitôt son soutien à Louis XVIII, affirmant que l'Empire n'était qu'une tyrannie. Cela amène de nombreux maçons à démissionner, d'autant que le Grand Orient change à nouveau d'opinion pendant les Cent-Jours.
La bataille de Mont-Saint-Jean, dite de Waterloo, voit la fin du Premier Empire et de la grande époque des loges militaires. Les unités commandées par les frères Michel Ney (initié en 1801 à la loge "Saint Jean de Jérusalem" de Nancy, puis membre de la loge militaire "La Candeur", du 6ème Corps de la Grande-Armée), Pierre Cambronne et Emmanuel de Grouchy (loges "L'Héroïsme" à Beauvais et "La Candeur" à Strasbourg) sont vaincues par celles dirigées par les frères Arthur Wellesley de Wellington ("Wellesley Family Lodge n° 494", Trim, Irlande) et Gebhard Leberecht von Blücher (loge "Archimedes", Altenburg). Si la plupart des maréchaux d'Empire étaient maçons, nombre de leurs adversaires l'étaient également ; citons le vice-amiral anglais Horatio Nelson (loge "Union Lodge York n° 331"), Sir John Moore, le maréchal Mikhaïl Illarionovitch Koutouzov (loge "Les Trois Clefs", Ratisbonne) et le général Jean-Victor Marie Moreau.
Les francs-maçons connus
Parmi les francs-maçons célèbres de l'Empire, on peut encore évoquer :
- le prince Jérôme Bonaparte (reçu louveteau à 17 ans à la loge "La Paix" de Toulon, puis Grand Maître de la Grande Mère Loge de Westphalie)
- le prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie (fondateur du Grand Orient de France et du Suprême Conseil d'Italie)
- le prince maréchal Joseph Antoine Poniatowski (loge "Bracia Polacy Zjetnoczeni", Varsovie)
- le maréchal Bon Adrien Jannot de Moncey, duc de Conegliano
- le maréchal Nicolas Charles Oudinot, duc de Reggio (loge "Saint-Napoléon", Amsterdam)
- le maréchal Louis-Gabriel Suchet, duc d'Albufera
- le grand maréchal du Palais Géraud-Michel Duroc, duc de Frioul
- le général Jean Andoche Junot, duc d'Abrantès (initié à Toulon en 1794 par "Les Enfants de Mars et de Neptune" puis membre de "La Grande Maîtrise", Paris)
- le général Armand de Caulaincourt, duc de Vicence ("Les Amis Réunis" et "La Candeur", Paris)
- le général Jacques Alexandre Law de Lauriston (loge "Sully", régiment de Toul et grand maître adjoint du GODF)
- le général Antoine-Guillaume Rampon (multiples loges dont "Saint-Napoléon", Paris)
- le général Louis Bertrand de Sivray
- le général Charles-Tristan de Monthollon
- le général Rémi Joseph Isidore Exelmans
- le général Joseph Léopold Sigisbert Hugo (loge "Les Amis de l'Honneur Français")
- l'amiral Charles-Henri Verhuell
- l'amiral Étienne Eustache Bruix
- l'amiral Honoré Joseph Antoine Ganteaume (initié à Lorient sous la Révolution, affilié en 1797 aux "Élus de Sully" à Brest)
- les amiraux Louis Thomas Villaret de Joyeuse et Julien Marie Cosmao-Kerjulien (Loge "L'Heureuse Rencontre", également à Brest)
- Joseph Siméon (Garde des Sceaux du GODF puis Grand maître du Royaume de Westphalie)
- l'astronome Pierre-Simon de Laplace
- le baron Jean-Domique Larrey ("Les enfants de Mars" au 27ème R.I.)
- le chevalier Charles-Louis Cadet de Gassicourt
- les peintres Pierre Prud'hon ("La Bienfaisance", Beaune), François Gérard ("Le Grand Sphinx", Paris) et Jean-Baptiste Isabey ("Les Amis Réunis" et "Saint-Napoléon", Paris)
- le tragédien François-Joseph Talma (loge "L'Union", Paris)
- l'académicien Georges Cabanis
- l'écrivain et homme politique Benjamin Constant
- les architectes Alexandre Brongniart (loge "Saint Jean du Contrat Social", Paris) et Pierre Fontaine
- les compositeurs Luigi Cherubini (loge "Saint-Jean de Palestine" du GODF) et André Grétry
- le sculpteur Claude Clodion ("Les Amis Réunis", Paris)
- l'universitaire Joseph Lakanal (loges "Le Point Parfait" et "La Triple Harmonie", Paris)
- l'industriel Christophe Oberkampf ("La Parfaite Harmonie", Paris)
- le corsaire Robert Surcouf (initié en 1796 à la loge "La Triple Espérance" à Port-Louis, Île Maurice et membre en 1809 de "La Triple Essence", Saint-Malo)
- ...
La chute de Napoléon entraîne, dans une grande mesure, celle de la franc-maçonnerie. Louis XVIII étant revenu au pouvoir, la "Terreur blanche" à laquelle participent les Chevaliers de la Foi, dont est membre le général franc-maçon Amédée Willot de Gramprez, décime l'armée et les loges. Le duc Elie Decazes, préfet de police, membre du Suprême Conseil de France, arrive à peine à limiter les attaques contre les maçons. Ces derniers vont faire preuve dans les années qui suivent, comme la plupart des hommes publics, d'opportunisme politique. Il faudra attendre le Second Empire et, plus encore, la Troisième République, pour que la franc-maçonnerie connaisse en France un second "âge d'or".