Occasions manquées
Smolensk enlevée, l'ennemi se retira en commettant, à ce que m'a dit le général J..., plusieurs fautes qui auraient pu être fatales et décider du sort de la campagne. Faute d'avoir été remarquées à temps, elles ne furent pas exploitées.
Ney, comme je l'ai indiqué dans l'article daté du 19, franchit le Dniepr ce même jour, sur les ponts de Smolensk remis en état par nos soins. Dans le même temps, Junot fut envoyé à l'extrême droite de nos lignes et reçut l'ordre de passer lui aussi le fleuve aux alentours de Proudichewo. Les deux corps avaient pour mission commune de poursuivre l'arrière-garde ennemie. On ne savait trop, une fois encore, dans quelle direction elle se retirait. Le duc d'Elchingen la joignit et l'attaqua près de la Stouhna, un affluent du Dniepr. Il ne pouvait savoir alors qu'il eût mieux valu continuer droit sur le village de Loubino. Il aurait ainsi pu y arriver en même temps que les Russes de Barclay, qui s'était engagé dans un large mouvement circulaire pour regagner la route de Moscou sans mettre son armée a portée de notre canon.
Toujours est-il que le maréchal Ney repoussa avec sa vigueur habituelle la division qui lui faisait face et poursuivit son avance jusqu'au coteau de Valoutina. Il y trouva un corps d'armée décidé à lui barrer la route coûte que coûte. Ses chefs savaient en effet que la perte de cette position pouvait être le prélude à une grande catastrophe. Vaincus, ils laissaient l'armée russe coupée en deux.
Par malheur, l'Empereur crut à une simple affaire d'avant-garde. Il s'arrêta à une lieue et demie de Ney puis rentra à Smolensk en envoyant la division Gudin au secours du maréchal. Mais le combat devint bientôt une bataille. Ney fit tout ce que l'on pouvait attendre de son courage. Murat, dont la cavalerie était gênée dans ses mouvements par les marais et les bois alentours, se rendit auprès de Junot, dont le corps débordait la gauche des Russes, pour le presser d'intervenir. Le duc d'Abrantés ne bougea pas. Vers cinq heures du soir, à l'arrivée de la division Gudin, Ney redoubla d'efforts. L'ennemi était sur le point d'être enfoncé quand il reçut à son tour le renfort d'une division d'infanterie et de plusieurs milliers de cavaliers. Il se rétablit. Pire, le général Gudin ayant été tué d'un coup de canon, sa division fut repoussée. A la nuit tombante, le maréchal Ney tenta un dernier effort. Il ne pouvait qu'échouer, les Russes ayant encore été rejoints par de nouvelles troupes, ce que le duc ignorait.
La nuit interrompit la mêlée. Plus de 30 000 hommes y avaient pris part et 12 à 13 000 y étaient tombés, morts ou blessés. Ney restait maître du terrain. Les Russes firent retraite. Napoléon, instruit à minuit seulement par son aide de camp Gourgaud, arriva sur les lieux à trois heures du matin. Tout était fini. Il ne put que récompenser la bravoure des soldats dont témoignait éloquemment l'état du champ de bataille, et rentrer à Smolensk. Ainsi se termina cette journée qui aurait pu être décisive.
Le 20, le roi de Naples et le prince d'Eckmühl se lancèrent derechef à la poursuite de l'ennemi. Il le trouvèrent formé derrière l'Uzha. Murat, ayant jugé Barclay prêt à accepter enfin ce combat que nous attendons depuis si longtemps, en fit aussitôt informer l'Empereur. Celui-ci reçut la nouvelle avec joie dans la nuit du 24 et partit à l'instant avec ses gardes rejoindre l'avant-garde, parcourant douze lieues d'une traite. Murat avait déjà fait aborder l'ennemi par la cavalerie de Montbrun, mais le maréchal Davoust, trop faible en infanterie, se souciait peu de déclencher une affaire générale avant l'arrivée de Sa Majesté. Les deux chefs ne pouvant s'accorder sur la conduite à tenir, aucune attaque n'eut lieu. Les Russes en profitèrent pour s'échapper à nouveau. Ils avaient disparu quand Napoléon arriva au quartier-général de Murat.
Cette nouvelle retraite des Russes – désormais habituelle et qui ne pourra plus beaucoup durer car nous sommes à huit marches de Moscou – est moins funeste que la discorde qui s'est infiltrée dans nos rangs. Car l'hostilité règne désormais entre le roi de Naples et le prince d'Eckmühl. Le premier se plaint de l'insubordination du second, ce dernier réplique que les opinions de l'Empereur sont faussées par des rapports mensongers. Le caractère de ces deux grands soldats laisse peu d'espoir de les raccommoder. Pour le moment, Sa Majesté semble donner raison au plus audacieux des deux. La division que Davoust a refusée à Murat pour attaquer les Russes a été directement rattachée au corps de celui-ci.
Les nouvelles qui nous parviennent des autres théâtres d'opérations sont heureusement de nature à faire oublier ces incidents. Sur l'aile droite, le général Schwartzenberg a battu, le 12, le général russe Tormassof à Gorodeczno. A gauche, remplaçant le maréchal Oudinot dont la légendaire collection de blessures s'est accrue d'une unité le 17, le général Gouvion Saint-Cyr a remporté à Polotsk, le 18, une belle victoire sur le général Wittgenstein. Elle devrait, selon les bruits qui courent, lui valoir le bâton de maréchal.
Malgré les hésitations que l'Empereur a encore laissé entrevoir à Smolensk, ces derniers succès font qu'on est convaincu, autour de moi, que l'Empereur va définitivement prendre la décision de marcher sur Moscou.
J. Richard, ce 26 août 1812, au bord de l'Uzha, pour La Gazette de France.