La fuite sans fin des Russes
Toujours poursuivant des Russes insaisissables, nous avons atteint la Dwina le 24 juillet et même poussé une reconnaissance sur sa rive droite. Napoléon en personne s'y est rendu en passant le pont que l'on construisait à Bézenkovitschi.
Ses observations lui ont laissé peu d'espoir de précéder l'ennemi à Vitepsk. L'Empereur décida néanmoins de continuer à se porter sur cette ville par la rive gauche. Barclay devait en effet nécessairement repasser sur cette rive pour regagner Smolensk et si nous arrivions à temps, il lui faudrait combattre avec la rivière dans le dos.
Habilement, le général ennemi envoya en conséquence à notre rencontre des troupes destinées à nous retarder. Les 25 et 26 juillet, le roi de Naples et le Vice-roi d'Italie eurent de rudes accrochages avec elles. Enfin ! se disait-on dans l'armée, où l'on entendait pour la première fois de la campagne tonner le canon russe.
On crut un moment que Barclay allait se décider à livrer bataille le lendemain près de Vitepsk, pour nous disputer le passage de la rivière de Louchetza, derrière laquelle il semblait nous attendre. Il lui fallait en effet, pour rejoindre Bagration, effectuer une marche vers le sud en nous prêtant le flanc, ce qu'il ne pouvait envisager sans nous avoir culbuté au préalable. Comme nous étions capable de jeter près de 120 000 hommes sur ses 80 000, la victoire nous semblait certaine. Le soir du 26 juillet, Napoléon établit son quartier général dans le village de Koukovïatschi.
Le lendemain, à midi, Sa Majesté reconnut en personne la position ennemie. Mais comme nos colonnes n'arrivaient que l'une après l'autre, devant nécessairement emprunter en procession l'unique route qui conduisait à nous, il parut plus sage de remettre la bataille au lendemain, afin de ne pas risquer un engagement partiel.
Par malheur, ce matin, au lever du jour, il fallut se rendre à l'évidence : Barclay avait décampé dans la nuit ! La capture d'un soldat russe endormi sous un buisson fut le seul résultat de la journée.
Nous eûmes bientôt l'explication de cette dérobade. Bagration s'était dérouté vers Smolensk après avoir échoué à percer nos lignes pour atteindre le point de rendez-vous convenu avec Barclay. Un engagement assez rude qu'il avait eu le 23 avec le corps de Davout devant Mohilev l'avait découragé. Ayant perdu beaucoup de monde, il s'était déterminé à changer de direction. Cet échec, dont Barclay fut informé dans la soirée du 27, le dispensait de risquer une bataille. Il préféra donc plier bagages.
L'Empereur est fort fâché de voir l'armée russe lui échapper à nouveau. Notre entrée dans Vitepsk ne l'en console guère. Toute l'armée est dans le même état d'esprit. D'autant plus que la ville est vide. La population a fui. Les approvisionnements ont été incendiés ou jetés à l'eau. Les bâtiments, eux, ont échappé à la dévastation. La ville, qui doit compter en temps normal quelque 20 000 habitants en a gardé un aspect riant qui tranche avec ce que nos yeux sont désormais résignés à contempler partout où nous passons. Les sinistres cosaques à qui a été confié le soin de faire le vide devant nous ont pour habitude de mieux faire leur travail.
La faim, la mauvaise qualité du peu de nourriture disponible par suite des retards dans les approvisionnements, les maladies qui en découlent, font que l'armée est dans un état qui nécessite qu'on lui accorde du repos. Nous allons donc probablement demeurer quelques jours à Vitepsk. D'autant plus qu'à l'heure ou j'écris, l'ennemi demeure introuvable. Nul ne sait par quel route il s'est retiré.
J. Richard, ce 28 juillet 1812, à Vitpesk, pour La Gazette de France.