La Bataille
Comme nos lecteurs s'en souviennent, la rédaction de La Gazette de France, inquiète du sort de son envoyé spécial J. Richard dont elle était sans nouvelles depuis plusieurs jours, avait chargé M. Henri Beyle, que ses fonctions envoyaient en Russie, de chercher à savoir ce qu'était devenu son ancien condisciple de l'Ecole centrale de Grenoble. Voici la lettre que nous venons de recevoir de sa part. L'importance des nouvelles qu'elle rapporte et les délais d'impression font que nous vous la proposons exactement telle qu'elle nous est parvenue. Nos aimables lecteurs voudront donc bien excuser quelques duretés inhabituelles dans l'expression.
Guillaume R. L'Efaffasé
Cher Monsieur L'Effassassé,
La mission que vous m'avez confiée est remplie. J'ai retrouvé Juvénal. Il est en bonne santé et brûle de reprendre le cours de ses chroniques.
Sans doute souhaitez-vous connaître la cause de son brusque silence. Elle n'a rien que d'honorable et de parfaitement compréhensible de la part d'un jeune homme auquel les circonstances de la vie ont interdit d'exercer le métier vers lequel l'appelaient les sollicitations de l'honneur comme de l'ambition. Peut-être a-t-il fait preuve de naïveté et d'imprudence mais avec l'aide de M. Pierre-Antoine Daru, mon cousin, je ne doute pas que nous parviendrons à le sortir du mauvais cas dans lequel il s'est mis. La jeune personne, d'ailleurs, n'a fait état de rien de contraire aux bienséances. Seule sa parenté avec le nouveau général en chef russe, le maréchal Koutouzov, a pu engendrer un malentendu qui se dissipera avec les résultats de l'enquête diligentée par le maréchal Davout. La rigueur de celui-ci a d'abord fait craindre quelque éclat, mais M. le prince d'Eckmühl s'est maintenant apaisé.
Juvénal n'est cependant pas en état de me faire passer des articles qu'il serait d'ailleurs bien en peine d'écrire, étant maintenu au secret. J'ai pu lui parler quelques minutes (c'est alors qu'il m'a assuré de son désir de continuer à couvrir la suite de cette campagne pour la Gazette) mais il n'est pas prévu que nous nous revoyons avant le procés, probablement à Moscou.
Je tâcherai donc d'ici là de remplir mes engagements en vous envoyant les informations que j'aurai pu glaner. Je ne vous cache pas cependant que tout m'apparaît ici baigner dans la plus grande confusion. Probablement cela tient-il à mon incapacité plutôt qu'à l'état réel des affaires.
Nous avons eu hier une grande bataille. Le nombre des morts est considérable et les Russes ont été défaits. La route de Moscou est ouverte. Nous nous y rendons.
J'ai assisté de loin aux opérations et je dois confesser que je n'ai rien compris de ce que je voyais.
Pour moi, ce n'était que mouvements anarchiques dans un enfer boueux, un méli-mélo d'hommes, de chevaux, de canons, de boulets, de fumée où parfois une tâche de couleur attirait l'oeil. Mais quand ce beau buisson rouge s'avérait peint du sang d'une ligne de grenadiers bousculés et éventrés par un boulet, il s'écartait horrifié de ce spectacle de cauchemar.
L'Etat-major, près duquel je me tenais, et l'Empereur, en particulier, semblaient pourtant comprendre ce qu'il se passait. Je crois bien qu'ils s'imaginaient même le diriger. On envoyait de temps en temps quelque jeune homme, habillé en prince d'opéra, un lieutenant ou un capitaine de 20 ans, un chef de bataillon de 25, risquer sa vie pour porter à un colonel un ordre probablement périmé quand il lui parvenait. Je crois bien avoir vu revenir quelques unes de ces estafettes. Il m'a même semblé voir l'une d'elles se changer après son retour pour pouvoir repartir, s'il le fallait, aussi impeccable que la première fois.
Les Russes ont fait retraite en bon ordre à la tombée de la nuit, ce qui nous a confirmé que nous étions vainqueurs.
Je ne suis pas resté pour compter les morts.
Sur ce, comme dirait l'Empereur, je prie Dieu, M. L'Effassasé, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
Henri Beyle, ce 7 septembre 1812, sur le champ de bataille du village de Borodino