Le départ de Wilna est imminent
Nous sommes toujours à Wilna. Autour de nous, les opérations militaires se poursuivent, mais sa Majesté Impériale et Royale se maintient dans cette ville depuis maintenant plus de quinze jours. Cette halte surprend, alors que cette nouvelle campagne paraissait devoir être menée avec la célérité qui a fait la réputation du général Bonaparte comme de l'Empereur Napoléon. Pour mieux en comprendre les raisons, j'ai interrogé le général J... (il ne m'a pas autorisé à citer son nom), chef d'Etat-major d'un maréchal de la Grande-Armée, et théroricien réputé. Il m'a fait l'amitié de répondre avec la sincérité qui le caractérise (et lui vaut quelques inimitiés tenaces dans l'armée, et même dans les plus hautes sphères).
Général, quelle est selon vous la cause de ce séjour prolongé à Wilna ?
Il me semble que plusieurs motifs l'expliquent. Le premier est d'attendre des nouvelles des opérations qui se poursuivent contre les colonnes ennemies qui errent autour de nous ; le second de pourvoir aux approvisionnements de nos magasins à partir de ceux de Koenigsberg ; le troisième d'organiser un gouvernement provisoire en Lithuanie ; le dernier de donner le temps au Vice-roi et aux Bavarois de nous joindre.
On dit que l'arrivée d'un émissaire du Tsar, le 8, y est aussi pour quelque chose.
Je ne suis pas le mieux placé pour vous répondre. Je ne m'occupe pas de diplomatie.
Mais cette diplomatie-là a des répercussions directes sur les opérations. Le haut-commandement, dont vous faites partie, a bien dû être informé ?
En effet. On nous a dit que le général Balaschof, aide de camp du Tsar, ministre de la Police et connu pour être, au sein du cabinet russe, l'un des partisans de l'alliance anglaise, avait apporté une réponse d'Alexandre aux propositions transmises par le général Lauriston, notre ambassadeur à Petersbourg, peu avant l'ouverture de la campagne.
Pouvez-vous nous communiquer la teneur de cette réponse ?
De bonnes paroles, rien d'autre, accompagnées d'exigences inacceptables en l'état. Le Tsar nous demande de repasser le Niémen avant toute négociation, mais sans fournir aucunes garanties solides pour la paix. L'envoi de ce message n'est très probablement qu'un artifice destiné à gagner un peu de temps pour réunir une armée trop éparpillée. C'est ainsi que l'Empereur l'interprète. Il ne tombera pas dans ce piège.
Vous ne pensez donc pas que Sa Majesté puisse encore longtemps stationner à Wilna ?
C'est impossible. Ces quinze derniers jours n'ajouteront rien à sa gloire et sont perdus pour la campagne. Napoléon le sait et ne peut que se remettre bientôt en mouvement. Rien ne lui a vraiment réussi jusque là et il lui faut se dédommager du temps perdu.
Mais les Russes n'ont fait jusqu'à présent que fuir. Comment dire que rien ne nous a réussi ?
Notre entrée en Lithuanie, du fait des intempéries qui nous y ont accueillis, a eu un coût extraordinaire en chevaux et, par suite, en artillerie. Le pays est encombré de 4 à 5 000 cadavres de chevaux et nous avons dû abandonner 100 pièces de canons et 500 caissons. Les difficultés de ravitaillement et l'immensité même de l'armée ont occasionné un nombre extraordinaire de traîneurs, de l'ordre de 30 000. Cela donne à penser. Par ailleurs, les opérations contre Bagration ont échoué. Sans parler de la lenteur dans ses opérations puis de l'attitude du prince Jérôme, le maréchal Davoust n'a pas réussi à joindre et à détruire l'armée qu'il poursuivait. La faute en est aux incertitudes et aux hésitations liées à l'énormité des distances et aux difficultés des communications, toutes choses qui ne disparaîtront pas dans la suite. Il faut que l'Empereur reprenne le commandement et agisse. Il n'a que trop perdu de temps et laissé passer d'occasion.
Que voulez-vous dire ?
Quelles que soient les raisons qui l'ont retenu à Wilna, il est patent que si Napoléon eût tout de suite marché sur Minsk avec Davout, il eût sans nul doute enveloppé Bagration. Si, au contraire, il eût suivi Barclay avec la Garde, Davoust et le Vice-roi, il l'eût rejeté sur Riga. Dans les deux cas, la campagne était finie, et avec honneur.
Quels doivent donc être, selon vous, ses prochains mouvements ?
En se massant au camp de Drissa pour couvrir la route qui va de Wilna à Petersbourg, l'armée russe a laissé ouverte celles qui mènent au coeur de l'Empire. Bagration, s'il n'a pu être détruit, en est coupé. Il faut donc se jeter sur lui en masse, le détruire, puis se rabattre sur l'armée principale qui devra combattre dos à la mer. Une unique bataille peut ensuite décider du sort de la campagne.
Merci, général.
J. Richard, ce 15 juillet 1812, de Wilna pour La Gazette de France.