La bataille de Smolensk n'a pas eu lieu
Après avoir quitté Vitepsk le 13, l'Empereur, Sa garde, l'armée d'Italie et trois divisions du maréchal Davout, 185 000 hommes en tout, défilèrent sans qu'il s'en avise devant le front de l'ennemi, pour tourner sa gauche, atteindre le Dniepr, le passer, et le devancer à Smolensk. Le mouvement eût-il réussi, l'armée russe était reléguée dans le nord, coupée non seulement de Moscou mais aussi du centre et du midi de l'Empire.
Nous passâmes le fleuve le 14 à Rasassna avant de marcher sur Krasnoïé. La ville fut prise le 15, presque en passant mais ses ponts étaient rompus et il fallut chercher un gué pour joindre les colonnes russes qui la fuyaient. Ce corps, commandé par le général Newerowskoï, fit une retraite admirable. La cavalerie du roi de Naples l'entama plusieurs fois sans jamais parvenir à le culbuter. Quant à celle du général Grouchy, elle arriva trop tard pour lui interdire l'accès à un défilé à partir duquel, ses flancs à couvert, il ne fallut plus songer à le détruire avant qu'il n'atteigne Smolensk et s'y enferme. Ce retard fut d'autant plus préjudiciable que la ville eût été, Newerowskoï défait, privée de défenseurs.
L'affaire fut cependant considérée comme un succès, que le roi de Naples et le maréchal Ney dédièrent à l'Empereur pour son anniversaire, qui tombait ce jour-là. Ils accompagnèrent cet hommage d'une salve de cent coups de canon dont Napoléon se montra fâché avant d'apprendre qu'ils avaient été tirés avec de la poudre russe conquise la veille.
Le 16 commença l'assaut sur Smolensk, mené par Murat et Ney. La ville est bâtie sur deux collines escarpées séparées par le Dniepr et réunies par deux ponts. La partie située sur la rive gauche, la plus ancienne, est défendue par une muraille extrêmement épaisse et assez haute, garnie de vingt-neuf grosses tours. Celle située sur la rive droite, plus récente, est ouverte et domine l'autre. Trop impétueux, le maréchal Ney commanda sur la première une attaque qui lui coûta les deux tiers des soldats qu'il y engagea et une blessure au col. S'étant ensuite retiré sur une hauteur, il entrevit au loin sur l'autre rive des mouvements dont il se hâta de prévenir l'Empereur. Celui-ci s'étant rendu sur place, fut transporté de joie quand il fut assuré qu'il s'agissait à coup sûr de l'armée russe au grand complet, accourue probablement à la demande de Newerowskoï. Nul doute qu'elle n'accourait que pour nous livrer bataille sous les murs de Smolensk !
Aussitôt l'Empereur établit son plan et indiqua à chacun sa place dans le dispositif. Murat et Poniatowski durent reculer afin d'offrir le lendemain un champ de bataille aux Russes. Dans le même temps, Sa Majesté faisait harceler l'ennemi par des tirailleurs pour l'attirer sur la rive gauche du Dniepr.
Pourtant, dès la soirée du 16, on remarqua des mouvements qui semblaient annoncer une retraite. Murat et Davout furent mandés sous la tente de l'Empereur, qu'il avait fait planter en première ligne, presque sous les canons de Smolensk. Le roi de Naples, qui se plaint depuis le début de la campagne de voir fuir les Russes chaque soir devant son avant-garde, ne croyait pas à une bataille ; le prince d'Eckmühl était d'un avis contraire, tout comme Napoléon.
Au matin du 17, l'armée russe n'était pas rangée en bataille devant nous. L'Empereur persista toutefois dans son opinion jusqu'à ce que le général Belliard, ayant poussé une reconnaissance sur la rive droite du fleuve, vienne l'avertir que la route de Moscou était couverte de troupes. Les Russes, à nouveau, faisaient retraite devant nous sans combattre !
Ici prend place un épisode curieux, que je rapporte sans pouvoir l'expliquer. Après une nouvelle entrevue avec Napoléon, Murat, qui était sorti sombre et concentré de la tente de l'Empereur, alla délibérément se placer au milieu d'une batterie d'artillerie sur laquelle les Russes avaient concentré leur feu après qu'elle eut tenté d'entraver leur retraite. Il ne s'en éloigna finalement qu'à contrecoeur, sur les instances du général Belliard et après le refus de son entourage de l'y laisser seul jouer sa vie. Quelques anxieux prétendent que ce prince désespère du sort de la guerre et cherche la mort pour échapper à un désastreux avenir. Mais leur sombre interprétation est désavouée par la confiance et l'espoir que manifestent tous nos chefs.
Pendant ce temps, l'assaut était donné à Smolensk. Il fut sanglant et se prolongea jusqu'à la nuit, que l'on passa sous les armes. On vit bientôt des flammes s'élever de la ville, qui se réunirent en un immense embrasement. L'Empereur contempla un moment ce spectacle sinistre depuis sa tente. A trois heures du matin, les Polonais de Poniatowski furent les premiers à pénétrer dans Smolensk abandonnée par ses défenseurs. Le reste de l'armée y entra un peu plus tard, avec le cérémonial habituel, qui paraissait bien incongru au milieu de cet amas de ruines fumantes. Les rares Russes qui nous accueillirent n'étaient plus que des cadavres calcinés.
Un peu plus tard, l'Empereur, comme à son habitude, parcourut le théâtre des combats. Il en profita pour tenir un long discours, une heure durant, devant les maréchaux Ney, Davout, Mortier, le grand-maréchal du palais Duroc, le comte de Lobau et plusieurs autres généraux. Sa Majesté vilipenda la pusillanimité de Barclay et affirma que l'armée russe, d'après les rapports dont elle disposait, était déjà sérieusement entamée malgré son refus de donner bataille. Cette conférence, donnée alors que les balles des tirailleurs russes sifflaient autour des têtes de Napoléon et de ses généraux, n'a pas eu l'effet escompté. Si Barclay avait eu tant de tort de refuser la bataille, l'Empereur ne mettrait pas tant d'importance à vouloir nous le persuader
me déclara le soir même l'un de ceux qui y assistaient.
La troupe, pour sa part, commence à s'inquiéter des distances toujours croissantes qui la sépare de la mère patrie. Beaucoup, ayant cru que nous nous arrêterions à Smolensk et voyant qu'il n'en est plus question, ne serait-ce qu'en raison de l'état où les combats ont laissé la ville, se demandent dans quel but on leur a fait faire huit cent lieues pour ne trouver que de l'eau marécageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres
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Cependant, les Russes tiennent toujours la rive droit du Dniepr. La journée du 18 et la nuit suivante ont été employées à reconstruire les ponts. Ce matin, le maréchal Ney les a passés avant le lever du soleil. Il est actuellement dans le faubourg en feu, à la recherche des ennemis, s'il en reste.
J. Richard, ce 19 août 1812, dans les ruines de Smolensk, pour La Gazette de France.