En marche pour Vitepsk
Napoléon a quitté Wilna, comme nous l'annoncions dans notre dernier article. Le 16 juillet, laissant le duc de Bassano dans la ville pour s'occuper des affaires diplomatiques et administratives, il a pris la route de Polotsk. Les opérations semblaient devoir prendre une tournure proche de celle annoncée par le général J... la semaine dernière. La suite n'a pas répondu à cette attente...
Le 18, l'Empereur était à Gloubokoë, ou il séjourna dans un monastère, qui dominait le bourg, qu'on prendrait plutôt pour une réunion de huttes de sauvages que pour une cité européenne. J'y appris que le roi de Naples, de son côté, avait reçu l'ordre de se porter lui aussi sur Polotsk en suivant la Dwina, une rivière qui arrose cette ville. Malheureusement et contrairement à toutes les attentes, le Tsar avait déjà ordonné à ses armées de quitter leur position pour se replier sur Smolensk. Personne n'avait envisagé une telle décision, qui faisait bon marché des peines, des mois d'efforts et des sommes immenses qu'avait coûté l'établissement du camp de Drissa, qui n'aura donc finalement servi que quelques jours à peine.
Il semble qu'Alexandre soit parti pour Moscou. Pendant ce temps, Barclay, tout en laissant quelques milliers d'hommes à Drissa pour couvrir la route de Saint-Petersbourg, marchait comme nous sur Polotsk, par la rive droite de la Dwina. Parti plus tôt et d'un lieu moins éloigné, il nous y précéda donc largement et était déjà dans la ville quand nous sommes arrivés à Gloubokoë. L'Empereur n'a cependant pas encore perdu tout espoir de tourner sa gauche en le précédant à Vitepsk. Il a donc infléchi notre marche vers cette ville.
Mais la progression est difficile. Les chemins traversent des forêts marécageuses et ont été rendus presque impraticables par de longues files de convois. Les divers détachements de troupes cherchent en permanence à se dépasser pour bénéficier d'une route moins abîmée et avancent dans un certain désordre, sans qu'aucune police ne vienne y mettre fin. Le résultat est que les soldats arrivent épuisés le soir au bivouac, d'autant que la dysenterie continue à faire des ravages.
Toutes ces manoeuvres ont pour unique but de forcer l'ennemi à un combat qu'il semble refuser. Nos soldats interprêtent cette conduite d'une manière bien différente selon leur tempérament et leur expérience. Aux uns, elle semble une preuve de faiblesse, aux autres le résultat d'un plan prémédité. La puissance de la Russie n'est qu'une puissance factice
disent les premiers ; Il n'est pas sage de mépriser un ennemi que l'on n'a pas encore battu
, rétorquent les autres, rappelant la tactique des Parthes qui, incapables de lutter de vive force avec les Romains, les attirèrent chez eux, détruisant tout ce qui pouvait être utile à l'envahisseur, le réduisant aux horreurs de la faim et l'exposant aux ravages d'un climat rigoureux.
L'ennemi, qui a tout intérêt à voir se généraliser cette dernière opinion, a cherché à la conforter en répandant sur les rives de la Dwina une déclaration destinée à nos soldats et qui met l'accent sur la distance où nous nous trouvons de nos bases comme de tout renfort. Il nous prédit une retraite difficile. A-t-il seulement réfléchi qu'il lui faudrait accepter la bataille, et nous vaincre, pour nous contraindre à cette retraite ?
J. Richard, ce 22 juillet 1812, quelque part entre Wilna et Vitepsk, pour La Gazette de France.