En route pour Smolensk
Pendant que se déroulait l'aventure que je vous ai contée dans mon dernier article, la campagne marquait une pause qui se termine au moment même où j'en rédige pour vous le compte-rendu. Mais si ces derniers jours ont été relativement peu fertiles en événements guerriers, ils ont en revanche vu se prendre des décisions lourdes de conséquences.
Sa Majesté l'Empereur Napoléon, au moment même où je me faisais capturer, renonçait pour sa part à débusquer l'armée Russe et faisait demi-tour afin de rentrer à Vitepsk. Il parut d'abord décidé à y séjourner longuement puisqu'il déclara, devant témoin : Je m'arrête ici, [...], la campagne de 1812 est finie, celle de 1813 fera le reste
. Son plan, tel que me l'ont décrit mes amis de l'Etat-major, était le suivant.
- Appuyer sa gauche sur Riga ;
- Fortifier Vitepsk, ce qui était aisé, afin d'en faire un camp retranché pour le centre ;
- Etendre sa droite à travers les marais de la Bérézina, faciles à défendre, jusqu'à la forteresse de Bobruisk, qui restait à prendre.
On vit alors Napoléon parcourir la ville et ses environs pour y former les nombreux établissements qu'exigeait une résidence prolongée, à commencer par des fours capables de cuire 29 000 livres de pain simultanément. Il s'occupa même d'embellissements, faisant détruire quelques maisons qui défiguraient la place du palais, songeant à faire venir de Paris des acteurs pour égayer les soirées du prochain hiver.
Mais très vite des influences contraires se firent sentir. Un maréchal annonçait de prochains soulèvements populaires contre le Tsar ; Murat, impatient de combattre, accusait l'armée russe de lâcheté, soutenait que sa cavalerie seule suffirait à la mettre en déroute. L'Empereur semblait s'amuser de ces délires, réaffirmant que cette guerre était une guerre de trois ans, qui le verrait à Moscou en 1813 et à Saint-Petersbourg en 1814. Cependant, on s'aperçut bientôt qu'il tardait à donner les ordres nécessaires : rien n'était fait pour prendre Riga ; on envoya de la cavalerie à l'assaut de la forteresse de Bobruisk, sise au milieu d'un marais ; on négligea de mettre Vitepsk à l'abri d'un siège en ajoutant quelques ouvrages à ses défenses naturelles.
Selon certains, l'Empereur espérait recevoir des propositions de paix d'Alexandre. Il les attendait donc. Il en profitait pour prodiguer à l'armée les soins dont elle avait grand besoin. Surtout, il donnait aux traînards ainsi qu'aux ambulances, à l'artillerie et aux approvisionnements le temps de nous rejoindre.
Mais, loin d'envisager une conciliation, le Czar Alexandre se répandait en violentes et grossières proclamations, bien faites pour les sujets superstitieux et arriérés auxquels elles s'adressaient. Elles furent portées à la connaissance de Napoléon. La nouvelle des traités conclus par la Turquie et la Suède avec la Russie lui arriva sur ces entrefaites. Sa résolution en parut ébranlée. Il se mit à questionner ses interlocuteurs : Eh bien, que ferons-nous ? resterons-nous ? irons-nous plus avant ?
Pour finir, il assembla un conseil, ce qui n'était pas arrivé depuis Castiglione. Berthier, Lobau, Caulaincourt, Duroc, Daru combattirent la nouvelle résolution de Sa Majesté de s'avancer au moins jusqu'à Smolensk. La plupart des généraux l'approuvèrent, considérant que la défensive n'était pas le genre de guerre qui convenait à notre armée. La décision fut prise de se porter en avant, d'autant que les derniers mouvements de Barclay semblaient marquer une volonté de se montrer enfin plus agressif.
Pendant quelques jours encore, l'Empereur demeura à Vitepsk, afin de coordonner les mouvements des différents corps. Multipliant les lettres à ses subordonnées – jusqu'à huit par jours – il leur a imprimé à distance sa volonté dans un mouvement qui doit nous permettre d'obtenir la grande bataille à laquelle nous aspirons. Ce sera aux alentours de Smolensk.
Pour cela, nous nous écartons d'Oudinot qui a reçu le renfort de Saint-Cyr et l'ordre de se rapprocher de Macdonald sur notre gauche. De notre côté, nous décalons notre ligne d'opération de Vitepsk à Minsk à l'insu de l'ennemi afin de le tourner sur sa gauche. Aujourd'hui même, l'Empereur quitte Vitepsk après y avoir passé quinze jours. Demain nous franchirons le Dniepr.
Cette fois, je me contenterai de suivre les opérations depuis les derniers rangs.
J. Richard, ce 13 août 1812, dans les faubourgs de Vitepsk, pour La Gazette de France.