Napoléon couche à Wilna dans le lit du Tsar en fuite
Nous avions laissé Sa Majesté l'Empereur en route vers Kowno. Malgré un orage formidable qui l'obligea à s'abriter dans un couvent, il s'y présenta bientôt et la ville fut occupée sans résistance. On marcha aussitôt sur Wilna pendant que le reste de l'armée continuait de franchir le Niémen.
Le passage de la Vilia, affluent du Niémen qui se présentait en travers de notre marche donna lieu à la première tragédie de cette campagne. Un escadron de Polonais de la Garde, qui avait reçu ordre de tenter la traversée, y éprouva des pertes substantielles. Tout ceci se passait sous l'oeil de Napoléon, qui donna les ordres les plus précis et les plus énergiques pour en sauver le plus grand nombre. On jeta finalement un pont sur la rivière et le IIème corps du maréchal Oudinot put passer.
Le 27 au soir, l'Empereur rejoignit l'avant-garde, en vue des défilés qui débouchent sur la plaine de Wilna. Contre toute attente, les Russes n'ont pas tenté de défendre cette capitale de la Lithuanie. Sa Majesté en a été fort irritée, au point de reprocher à ses généraux d'avoir laissé échapper l'armée ennemie. On entra donc dans Wilna presque sans résistance. L'Empereur traversa la ville, accompagné de régiments polonais, sous les vivats de la population qui souhaite avec enthousiasme recouvrer sa liberté. Mais Sa Majesté se montra surtout pressée de courir aux avant-postes, dans sa hâte à rejoindre l'armée d'Alexandre et de la détruire. Bien que les Russes reculent sans cesse à notre approche, un petit accrochage venait d'avoir lieu entre quelques-uns de nos hussards et des membres de la Garde russe. Un officier distingué, M. Oscar de Ségur, y tomba, première victime notable de cette guerre. L'Empereur fit rétablir les ponts brûlés par les ennemis et lança les corps des maréchaux Oudinot et Ney à leur poursuite. Il revint ensuite en ville s'installer dans la maison occupée précédemment par le Tsar Alexandre.
Sa Majesté s'occupe maintenant à concevoir les opérations qu'il convient désormais de mener en fonction des premiers résultats de ce début de campagne. Elle commençe aussi d'organiser ses nouvelles conquêtes et de mettre à jour sa correspondance car les affaires d'Espagne, de France et d'Allemagne continuent de recevoir ses soins les plus attentifs. On annonce d'ailleurs l'arrivée imminente du duc de Bassano.
Les nouvelles qu'il reçoit des opérations continuent d'être bonnes. Le duc de Reggio a culbuté Wittgenstein à Develtovo, l'obligeant à repasser la Dwina sans même prendre le temps de brûler les ponts derrière lui. Le roi de Westphalie, pour sa part est entré aujourd'hui même à Grodno. L'Empereur s'en est montré modérément satisfait, semblant considérer que les opérations n'ont pas été menées avec toute la célérité nécessaire par le roi son frère.
Stratégiquement, voici l'analyse de la situation telle que j'ai pu l'obtenir d'un officier supérieur de l'Etat-major. « L'Empereur Napoléon a brisé d'un seul mouvement, de Kowno à Wilna, la ligne de l'armée russe, qui s'étend de la Baltique à la Galicie. La Grande Armée est désormais établie au centre et sur les arrières de l'armée ennemie qui n'a plus qu'à rétrogader comme elle le pourra. Le général Barklay, généralissime de l'armée russe se retire, probablement en direction du camp retranché de Drissa, pour couvrir la route de Saint-Pétersbourg. Il est poursuivi par la cavalerie ainsi que les IIème et IIIème corps sous le commandement du roi de Naples. Le général Bagration va tenter de le rejoindre mais il en est coupé par le Ier corps du maréchal Davout, tandis que les Vème, VIIème et VIIIème corps, sous le commandement du roi de Westphalie, le serrent de près. Les opérations, dont la direction a été confiée par l'Empereur au prince d'Eckmühl, devraient aboutir à la destruction de l'armée de Bagration, ce qui affaiblira considérablement le dispositif défensif russe ».
J. Richard, ce 30 juin 1812 de Wilna, pour La Gazette de France.