Depuis quelques années, le rétablissement de l’esclavage des Noirs dans les colonies françaises d'Amérique en 1802 occupe l’une des premières places, sinon la première, parmi les fautes imputées à Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul. Cette décision paraît injustifiable à nos contemporains ; toutefois ce jugement est porté selon nos critères actuels, lesquels diffèrent largement, bien entendu, de ceux qui avaient cours il y a deux siècles. Cette mesure s’inscrit par ailleurs dans un contexte historique qui l’explique, à défaut de la légitimer.
Avant toute chose, il convient de s’interroger sur l’homme Napoléon Bonaparte, puisque c’est sur lui que s’abattent la plupart des critiques, des plus mesurées aux plus radicales : était-il intolérant voire hostile envers les étrangers ou les personnes ayant une autre couleur de peau, et en particulier celles d'origine africaine ? En utilisant la terminologie actuelle (très largement postérieure à sa mort), était-il xénophobe ou raciste ? L’homme étant celui sur lequel il a été le plus écrit depuis Jésus-Christ, s’il existe le moindre indice qu’il l’ait été, la littérature en a forcément fait état.
Il est également utile de décrire succinctement le contexte colonial en ces années post-révolutionnaires, et l’utilisation qui était alors faite de l’esclavage par les grandes puissances occidentales, alors même que le commerce des esclaves depuis l'Afrique s'amenuisait. Nous nous limiterons à discuter de cette traite transatlantique, l’esclavage dans le monde arabo-musulman ou en Chine, qui a perduré officiellement jusqu’au début du XXe siècle, étant exclu de notre propos.
Enfin, comme il se doit, la chronologie des faits ayant conduit à rétablir l’esclavage mérite d’être couplée à une analyse historique des conditions politiques, économiques et militaires en cette période toute en bouleversements et incertitudes.
Napoléon Bonaparte était-il xénophobe ou raciste ?
Il n’est pas inutile, quand on aborde ce sujet au XXIème siècle, de s’interroger sur le "cadre de référence" de Napoléon Bonaparte par rapport aux moeurs de l’époque, et sur la nature même de l’individu. Des centaines de milliers de témoignages et publications le concernant doivent nécessairement rendre compte de ses défauts (et l’homme en avait, comme nous tous), en particulier en ce qui concerne la xénophobie et le racisme.
S’agissant de la xénophobie (le terme "xénophobe" est un néologisme créé par Anatole France en 1901, soit quatre-vingts ans après la mort de l’Empereur), il est aisé de prouver que Napoléon n’avait aucune aversion envers les étrangers, tant dans l’exercice de son pouvoir que dans sa vie privée.
En tant que général, puis que Chef de l’État, nous n’avons aucun exemple que des étrangers aient été mal traités par Napoléon en tant que tels. Les diplomates ont été reçus avec tous les égards (y compris ceux venant de contrées éloignées, comme l’ambassadeur de Perse), les militaires défaits furent traités avec humanité, et chaque fois qu’une paix a pu être signée, y compris avec l’Angleterre en 1802, elle le fut.
Sur le plan personnel, qui est en définitive ce qui nous en apprend le plus sur sa nature, le fait que Napoléon ait eu un fils avec une Polonaise (Maria Walewska, la femme qu’il aima le plus avec Joséphine) et un autre avec une Autrichienne (l’Impératrice Marie-Louise) permet de penser qu’il n’était en rien xénophobe. Qu’il ait confié, durant des années, sa propre vie à la garde d’un Arménien né en Géorgie et élevé en Égypte (le mamelouk Roustam Raza) enlève les derniers doutes sur le sujet.
Pour ce qui est du racisme (le mot "raciste" est apparu, selon les sources, en 1892 ou 1894), le fact-checking - comme on dit en français - est moins aisé dans la mesure ou, de toute sa vie, Napoléon Bonaparte n’a pas dû croiser beaucoup d’individus de type non-caucasien. On peut s’intéresser toutefois aux relations conflictuelles qu’il a eues avec les généraux Dumas (Thomas Alexandre Davy de La Pailleterie, dit-) et Toussaint Louverture, et chercher si la couleur de peau de ces deux officiers généraux en a été une cause.
Le général Dumas fut remarquablement considéré par Napoléon Bonaparte au début de la campagne d’Égypte, puisque ce dernier le choisit pour commander la cavalerie de l’armée d’Orient, poste le plus prestigieux de l’expédition, et mit sous ses ordres pas moins que les généraux Joachim Murat, Louis-Nicolas Davout et Charles Victor Emmanuel Leclerc. Aucune discrimination relative à la couleur de peau ne peut donc être reprochée à Napoléon Bonaparte, bien au contraire.
Une brouille entre les deux hommes au lendemain de la bataille des Pyramides, sur des questions militaires, fut à l’origine du départ d’Egypte du général Dumas. Malgré ces tensions, aucune insulte raciste ne fut alors proférée si on en croit Alexandre Dumas, fils du général, qui relata l’entretien (Mes Mémoires, Tome 1).
Par contre cette brouille perdurera lors du Consulat, et le général Dumas, mis à la retraite en 1802, ne fut jamais réintégré dans l’Armée.
François-Dominique Toussaint Louverture, brillant général de division de la République Française, fut lui aussi dans un premier temps particulièrement bien traité par le Premier Consul Napoléon Bonaparte, puisque ce dernier le nomma le 13 ventôse an IX (4 mars 1801) capitaine-général de Saint-Domingue. Visiblement, l’origine ethnique de Toussaint Louverture n’a aucunement été un handicap pour ce choix.
Mais la promulgation par celui-ci d’une constitution autonome amena la France à envoyer fin 1801 une expédition commandée par le général Leclerc, à laquelle participèrent d’ailleurs plusieurs généraux "de couleur" (André Rigaud, Alexandre Pétion, Jean-Louis Villatte).
La déportation de Tousssaint et son emprisonnement au Fort de Joux se feront dans des conditions très rudes, mais sans qu’on ne trouve la preuve que son origine ethnique ait été un élément aggravant.
Enfin, en matière de tolérance religieuse, Napoléon, baptisé catholique, se montra toute sa vie particulièrement tolérant envers les Musulmans (allant jusqu’à envisager de se convertir à l’Islam durant la campagne d’Egypte), les Protestants, en créant la faculté de théologie protestante de Montauban, et les Juifs, dont il aida à organiser le culte sur un modèle centralisé et hiérarchisé, le consistoire.
Au total, aucune preuve n’est rapportée que Napoléon Bonaparte ait été xénophobe ou raciste (selon la définition actuelle de ces termes), ni même qu’il ait eu à une seule occasion un comportement qui puisse faire soupçonner une discrimination portant sur la nationalité, la religion ou la couleur de peau.
Didier Grau
Les colonies à la veille du Consulat
L’Empire colonial de la France, durant les dernières décennies de l’Ancien Régime, subit de larges amputations : Canada, Inde, Louisiane (traité de Paris de 1763). Les Antilles étaient le fleuron de ce qu’il en restait. Les « îles à sucre » (Martinique, Guadeloupe et la partie française de Saint-Domingue) assuraient plus des trois quarts de la production mondiale de cette matière première alors indispensable, et faisaient vivre environ un Français sur 8 ou 10.
Saint-Domingue, en particulier, revêtait une importance primordiale dans le développement économique du royaume. Réputée l’île la plus riche du monde, elle générait à elle seule plus de profit que tout le reste de l’archipel (en incluant Cuba et la Jamaïque). Elle produisait 137 millions de livres de recette, soit presque 15 % du total du commerce extérieur français, et assuraient à tous les ports du pays une activité et une richesse qu’ils ne retrouveraient pas de sitôt.
Les colonies françaises n’avaient d’ailleurs pas d’autre finalité que mercantile. L’émigration de peuplement y était inconnue et elles étaient soumises depuis le règne de Louis XIV au régime dit de l’« Exclusif ». En vertu de celui-ci, toute relation commerciale leur était interdite avec l’étranger. Le profit qu’en tirait la métropole rendait ce système indispensable à son économie.
Le sort des établissements d’outre-mer, et de Saint-Domingue au premier chef, était donc un enjeu majeur pour le pays. Des produits comme le sucre, le café ou le coton, étaient alors aussi essentiels que le pétrole aujourd’hui.
En l’absence d’immigrants volontaires, le manque de main d’oeuvre locale avait amené à recourir de façon massive à l’esclavage, ce qui ne posa pas de problème moral particulier tout au long du XVIIIe siècle. La traite transatlantique amena plus d’un million d’Africains aux Antilles entre 1676 et 1800.
À la veille de 1789, on recensait à Saint-Domingue environ 600 000 Noirs asservis, 30 000 hommes libres de couleur et mulâtres (issus d’unions entre Blancs et Noirs) et 55 000 Blancs. Ailleurs aux Antilles, les proportions étaient comparables. Une telle répartition supposait, pour être maintenue, un régime autoritaire. L’État et les colonies ne s’en donnaient pas toujours les moyens. Les esclaves en fuite (appelés « Marrons ») étaient nombreux, malgré la rigueur des peines encourues. La rudesse du Code noir (hérité de Jean-Baptiste Colbert) qui régissait leur vie et le défaut de perspectives d’affranchissement justifiaient les risques pris.
La situation était particulièrement tendue à l’aube de la Révolution. Les colons souhaitaient s’affranchir de la tutelle de Versailles et des restrictions commerciales ; les mulâtres avaient soif de promotion sociale ; les esclaves rêvaient de libération.
A Saint-Domingue, les troubles débutèrent dès la fin de 1789. Les luttes impliquèrent d’abord essentiellement Mulâtres et Blancs dont les diverses factions s’affrontaient sur les thèmes de l’autonomie de la colonie et des droits civiques des sang-mêlés. Puis une première révolte servile d’ampleur se déclencha en août 1791, faisant plus de mille victimes parmi les colons. En 1792, la situation était anarchique. Le 21 septembre 1793, les commissaires civils Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel abolirent l’esclavage sur l’île de leur propre autorité, cependant moins pour ramener le calme que pour se garantir le soutien des Noirs dans le conflit avec l’Angleterre qui avait débuté en février.
Dans le reste des Antilles, les mêmes causes produisirent à peu près les mêmes effets. Toutefois, les autorités parvinrent en général à y obtenir, plus ou moins brutalement, le retour à l’ordre.
Le 3 février 1794, la Convention vota l’abolition de l’esclavage pour l’ensemble des colonies françaises, convaincue par le nouveau député de Saint-Domingue, Louis-Pierre Dufaÿ, qu’il s’agissait là d’un atout de taille dans la guerre.
Même si cette décision était historique, la France devenant le premier pays au monde à la prendre, sa portée pratique s’avéra limitée. L’abolition était faite à Saint-Domingue, impossible à la Martinique, à Sainte-Lucie et à Tobago occupées par les Britanniques, refusée par les colons à l’est du cap de Bonne-espérance. Au final, la Guadeloupe seule en profita, une fois l’île reprise après quelques mois de domination anglaise. Mais de lourdes difficultés économiques l’accompagnèrent. Devoir payer leur main d’oeuvre diminua considérablement la rentabilité des exploitations.
Les cinq années suivantes virent l’affirmation de Toussaint-Louverture. Après avoir participé à la révolte de 1791, il passa d’abord au service des Espagnols puis rejoignit les rangs français après l’abolition de l’esclavage par Sonthonax. Général de brigade en 1795, de division en 1796, il prit l’année suivante le commandement de l’armée de Saint-Domingue.
Sa politique visait à doter l’île d’une indépendance effective tout en la maintenant, pour des raisons géopolitiques, dans l’orbite française. Son réalisme l’amena aussi bien à tenter de créer une nouvelle élite en dotant ses lieutenants qu’à relancer l’économie en remplaçant l’esclavage par le travail forcé. Il ne craignait pas non plus de commercer avec des navires se livrant à la traite.
Après s’être un temps rapproché des Anglais, il rompit avec eux tout en éloignant les représentants de la France, par la force si nécessaire. Lorsque le Directoire céda la place au Consulat, Toussaint tenait fermement la partie française de Saint-Domingue après avoir brutalement écrasé l’armée des métis du général André Rigaud et lorgnait vers les possessions espagnoles. Malgré un pouvoir de plus en plus personnel, Toussaint se réclamait toujours de la République Française.
Cependant, la fragilité de cette déclaration d’allégeance et l’importance de la colonie concernée allaient faire de Saint-Domingue le théâtre principal d’une lutte inexpiable entre l'humanisme des principes révolutionnaires et les intérêts de la Nation.
Le Premier Consul et le rétablissement de l’esclavage
L’abolition de l'esclavage, votée sans préparation ni mesures d’accompagnement par la Convention le 16 pluviôse an II (4 février 1794), provoqua de graves désordres dans des colonies déjà troublées par la Révolution. Dans certaines, les colons se révoltèrent ; dans d’autres les autorités refusèrent d’appliquer la mesure ; en Guadeloupe, une république noire fut proclamée ; à Saint-Domingue, Toussaint-Louverture commença son ascension et mena une politique qui tendait à l’indépendance.
Le chaos fut tel que l’abbé Grégoire lui-même, l’un des plus ardents abolitionnistes, regretta plus tard les modalités de cette brusque émancipation
. En outre, la libération des esclaves, là où elle fut effective, se traduisit par de graves difficultés économiques et un effondrement de la production. Or, le commerce des denrées coloniales était alors un composant essentiel de la balance commerciale française. Celui du sucre à lui seul représentait en 1789 près de 4 % du budget de l’État. Pour rester une puissance mondiale, la France se devait de conserver ses colonies et de les remettre en exploitation.
Dans ces conditions, si l’esclavage s’avérait une condition nécessaire de leur prospérité, il était difficile de n’y opposer que des considérations morales ou philosophiques. D’autant que Toussaint Louverture lui-même, pour tenter de redynamiser l’activité agricole, n’hésitait pas à recourir au travail forcé et à une gestion impitoyable de la main-d’oeuvre, remettant en vigueur l’antique système de l’encomienda que les Espagnols avaient expérimenté des siècles plus tôt sur les autochtones.
Aussi, en 1799, les défenseurs de l’abolition s’étaient-ils fait bien rares, surtout dans les allées du pouvoir. On n’y trouvait guère que Joseph Fouché, qui exprima sa position dans les séances du conseil d’État et l’amiral Laurent Truguet, conseiller maritime de Napoléon, favorable à la loi de 1794 et à Toussaint, opposé au maintien de l’esclavage dans l’océan Indien ou à l’expédition de Leclerc. Leurs rares soutiens, l’abbé Grégoire ou le philosophe Volney, proches des « Idéologues », avaient accompagné ceux-ci dans leur disgrâce ‒ d’ailleurs sans rapport avec la question de l’esclavage.
À l’opposé, ce que l’on peut nommer le « lobby colonial » (bien que le terme de lobby ne semble attesté que quelques années plus tard) bénéficiait au contraire de nombreux soutiens du plus haut niveau. Jean-Jacques de Cambacérés, le second consul, Pierre-Alexandre Forfait, le ministre de la Marine, son successeur l’amiral Denis Decrés, François Barbé-Marbois, dernier intendant de Saint-Domingue sous l’Ancien Régime, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Michel Regnaud de Saint-Jean d’Angély, tous militaient auprès du Premier Consul pour revenir sur la fausse philanthropie
ayant abouti à l’abolition. De surcroît, les crimes commis par les révoltés de Saint-Domingue avaient rebuté bien des sympathies, à commencer par celle de François-René de Chateaubriand.
Au plan international, enfin, l’abolition n’était pas un sujet à l’ordre du jour. Les nations les plus avancées, comme l’Angleterre ou les États-Unis n’en étaient qu’à discuter de l’interdiction de la traite (qui n’allait intervenir qu’en 1807-1808 et ne porterait pas sur la traite interne au pays en ce qui concerne les USA). Les personnalités américaines les plus éminentes, tels George Washington ou Thomas Jefferson, ne répugnaient pas à posséder des esclaves voire, pour le second, à professer des idées de la plus grande violence à leur égard.
Napoléon, pour sa part, arriva au pouvoir sans position arrêtée sur la question. A Malte, il avait pris un arrêté d’abolition ; en Égypte, il s’était approvisionné sur le marché aux esclaves pour compléter les effectifs de son armée.
En décembre 1799, les consuls adressèrent une proclamation aux citoyens de Saint-Domingue dans laquelle la liberté des Noirs était confirmée. Mais elle contenait également une mise en garde à destination de Toussaint Louverture que sa politique louvoyante avait parfois amené à se rapprocher des ennemis de la République. En août 1800, devant le conseil d’État, Napoléon affirma encore que l’abolition avait constitué aux Antilles un atout pour la France dans sa lutte contre l’Angleterre. Il misait alors sur Toussaint pour restaurer l’autorité du gouvernement sur l’île et le confirma dans sa fonction de général en chef.
Mais l’homme fort de Saint-Domingue, dans le but de renforcer une position déjà brillante en profitant des circonstances, commit des erreurs que le Premier Consul allait interpréter comme des provocations. La plus grave fut l’invasion de la partie espagnole de Saint-Domingue alors même que la France et l’Espagne étaient redevenues alliées. Non seulement la mesure contrariait la politique consulaire, mais elle avait de plus été imposée au représentant français sur place sous la menace de massacrer tous les Blancs de l’île et fut bientôt suivie de l’expulsion de ce représentant. Lorsque la nouvelle en parvint en métropole, Napoléon renonça à nommer Toussaint capitaine général de la partie française de l’île et le fit rayer des cadres de l’armée (avril 1801).
L’adoption par la colonie d’une nouvelle constitution faite par et pour Toussaint, qui devenait gouverneur à vie, consomma la bascule du Premier Consul dans le camp du « lobby colonial », d’autant que les perspectives de paix avec l’Angleterre laissaient espérer la reconstitution de l’empire colonial français tel qu’il était avant la Révolution. Peu après la signature des préliminaires de paix de Londres, le principe d’une expédition de 20 000 hommes pour reprendre le contrôle de Saint-Domingue fut posé. Cependant, le rétablissement de l’esclavage n’était toujours pas, officiellement du moins, à l’ordre du jour. Les instructions de Leclerc, le chef de l’expédition, précisaient que l’abolition devait rester en vigueur dans la partie française de l’île, tout comme l’esclavage dans la partie espagnole.
C’est que, désormais, le Premier Consul prétendait appliquer une nouvelle doctrine, exprimée dans un message au corps législatif le 22 novembre 1801 : À Saint-Domingue et à la Guadeloupe, il n’est plus d’esclaves, tout y est libre, tout y restera libre [...] La Martinique a conservé l’esclavage et l’esclavage y sera conservé.
Cette solution de compromis fut finalement votée dans la loi du 30 floréal an X (20 mai 1802). Elle établit que dans les colonies restituées à la France en exécution du traité d’Amiens [...], l’esclavage est maintenu, conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 (article 1). Il en sera de même dans les autres colonies françaises au-delà du cap de Bonne-Espérance (article 2).
Il ne s’agissait donc pas, à proprement parler, du rétablissement de l’esclavage mais de son maintien là où la loi de 1794, qui restait en vigueur, n’avait pas été mise en œuvre. Néanmoins, les motifs joints au projet, rédigés par le ministre Decrés, manifestaient assez clairement qu’il ne s’agissait là que d’une étape et que le retour au régime antérieur était bien le but poursuivi. Il ne s’agissait que d’attendre le moment le plus favorable. Pour preuve, Napoléon écrivait à Decrès, le 7 août 1802 : [il faut] tout préparer au rétablissement de l’esclavage
.
La passivité anglaise devant la concentration du corps expéditionnaire de Leclerc, en pleine négociation de paix, laisse penser que les Britanniques l’avaient bien compris. De leur point de vue, l’abolition risquait à terme de déstabiliser leurs propres colonies, et le rétablissement de l’esclavage dans les possessions françaises était éminemment souhaitable. Les colons de Louisiane, tout comme les états voisins avaient eux aussi besoin d’être rassurés quant aux intentions de la France d’appliquer l’abolition sur ce territoire récemment récupéré. Les uns comme les autres y auraient probablement vu un motif de conflit.
Après des débuts prometteurs, la mission de Leclerc tourna peu à peu au désastre. L’arrestation de Toussaint et sa déportation en métropole, où il mourut quelques mois plus tard dans l’indifférence générale, ne furent que le prélude à la révolte générale de ses lieutenants quand la rumeur du rétablissement de l’esclavage se répandit. Fin 1803, après des affrontements d’une rare férocité, les derniers débris de l’expédition française quittèrent la colonie, qui proclama son indépendance le 1er janvier suivant.
En Guadeloupe, les autorités locales, le général Antoine Richepanse et le contre-amiral Jean-Baptiste Raymond de Lacrosse, rétablirent l’esclavage – en évitant d’utiliser le mot – sans mandat du gouvernement. Les troubles qui en résultèrent furent réprimés avec une sauvage brutalité qui ne recula pas devant les massacres. Napoléon ne porte aucune responsabilité dans ceux-ci dont il ne fut informé qu’a posteriori. Il ne désavoua cependant pas ses subordonnés. Un nouveau gouverneur, envoyé en 1803, pacifia la situation.
En Guyane, le gouverneur Victor Hugues décida également seul du rétablissement de l’esclavage. Mais il disposait d’instructions du gouvernement lui laissant carte blanche alors qu’il n’avait jamais caché ses opinions esclavagistes.
Au total, cette politique se révéla désastreuse et provoqua directement ou indirectement la perte de Saint-Domingue, la vente de la Louisiane aux États-Unis d’Amérique du Nord et la fin des ambitions coloniales françaises dans le Nouveau-Monde.
À nous qui connaissons le résultat de ce reniement des principes de la Révolution – dont le nouveau régime se voulait pourtant le continuateur – il apparaît singulièrement improductif. Il fut pourtant la conséquence d’une évaluation froide et objective de la situation. C’est peut-être même là le principal reproche que l’on puisse adresser à Napoléon : les intérêts de puissance furent la seule boussole de ses actes. Les aspects humains, qui lui étaient au fond indifférents, furent subordonnés aux intérêts économiques et politiques.
La condition des Noirs ne le préoccupait pas. L’esclavage était un fait multi-séculaire universellement établi, à ne juger qu’en fonction de ses avantages pour une nation dont, en tant que Premier Consul, il avait la charge. L’immoralité qui nous choque deux siècles plus tard ne lui était pas perceptible. Ce qui comptait à ses yeux était la possession de colonies prospères, stratégiquement essentielles dans la lutte contre le Royaume-Uni, regardée comme un défi vital pour la France. Or, cette prospérité paraissait à tous ou presque conditionnée par l’esclavage. Toussaint lui-même l’avait pour l’essentiel maintenu. Pour Napoléon, son rétablissement s’avérait donc nécessaire aux ambitions françaises.
Nul besoin d’avoir recours au racisme pour expliquer sa décision, un pragmatisme inexorable en fut la seule cause !
Lionel A. Bouchon