A la fin de mars 1804, les derniers complices de Georges Cadoudal sont sous les verrous. Parmi les informations qui leur sont soutirées, il en est une qui trouble Bonaparte : un prince de la maison de Bourbon doit entrer en France bientôt. Reste à savoir lequel.
Des indices erronés
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Louis XVIII est en Pologne ; le duc d'Angoulême, son neveu, est auprès de lui ; Monsieur, frère du Roi, le comte d'Artois, est installé en Angleterre avec son fils cadet, le duc de Berry. Les soupçons se portent donc sur le duc d'Enghien, qui réside à peu de distance du territoire français, dans un village situé à quinze kilomètres de la frontière : Ettenheim, au pays de Bade.
La police consulaire le sait en relation avec les ennemis du régime, émigrés comme royalistes de l'intérieur. Elle croit aussi savoir, mais elle se trompe, que Charles François Dumouriez lui a rendu visite. Le préfet du Rhin, enfin, signale, en partie à tort, d'importants rassemblements d'émigrés autour d'Ettenheim.
La correspondance de l'ambassadeur anglais Sir Francis Drake, qui est portée à la connaissance du Premier consul vers la même époque, achève de le convaincre : elle fait également état de l'arrivée clandestine d'un Bourbon sur le sol de la République.
Les arrières-pensées de certains
Le 10 mars 1804 se réunit un conseil de gouvernement qui comprend les trois consuls : Bonaparte, Jean-Jacques Régis de Cambacérès et Charles-François Lebrun, ainsi que les ministres Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (Relations extérieures), Joseph Fouché (Police générale) et Claude-Ambroise Régnier (Justice). Il conclut à la culpabilité du duc et décide son enlèvement, sans se cacher que des embarras diplomatiques s'ensuivront probablement.
Fouché, ravi, déclare ce jour-là que la condamnation du duc donnera au Premier consul l'occasion de manifester clairement sa volonté de ne pas renouveler la figure de Monk. Talleyrand n'est pas moins satisfait. Les deux ministres, en militant avec force pour la décision qui vient d'être prise, ont surtout poursuivi leur propre intérêt. Talleyrand y voit une occasion de renforcer sa position au ministère des Relations extérieures ; Fouché espère provoquer une rupture définitive entre les royalistes et Bonaparte en faisant de ce dernier un quasi régicide.
L'enlèvement
Sans tarder, le général Michel Ordener est placé à la tête du détachement de gendarmerie chargé de mener à bien la délicate opération de l'enlèvement. Le 14 mars, il est Strasbourg. Dans la nuit du 14 au 15, il franchit le Rhin. Le 15, au petit matin, il cerne la maison du duc et s'empare de sa personne.
Le duc d'Enghien, qui n'a pas été informé des accusations qui pèsent sur lui, est emmené à Strasbourg. Ignorant que Bonaparte, le 16, a décidé de le faire fusiller sans seulement lui accorder une audience, il se montre d'abord confiant dans sa prochaine libération. Cependant, le 20, est publié un arrêté ainsi libellé : Le ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la République, d'avoir été et d'être encore à la solde de l'Angleterre, de faire partie des complots tramés contre la sûreté intérieure et extérieure de la République, sera traduit devant une commission militaire de sept membres, nommés par le général gouverneur de Paris ‒ Joachim Murat ‒, et qui se réunira à Vincennes«
.
Le procès
Le Premier consul prend la peine de formuler lui-même les questions auxquelles l'accusé devra répondre. Et il indique que d'une réponse positive à la suivante : Avez-vous porté les armes contre votre patrie ?
doit résulter automatiquement une condamnation à la peine capitale, comme le veut la loi.
Le duc arrive à Vincennes le 20 mars à onze heures du soir. Une heure plus tard se réunit la commission militaire, présidée par le général Pierre-Augustin Hulin, qui doit le juger. (Vingt ans plus tard le général écrira des Explications sur la commission militaire instituée pour juger le duc d'Enghien). Le duc, qui croit pouvoir aisément se laver d'accusations inexactes, demande avec insistance à rencontrer Bonaparte mais, conformément aux instructions de ce dernier, cela lui est refusé.
Durant l'interrogatoire auquel il est soumis, le duc reconnaît deux forfaits qui rendent la sentence inéluctable : avoir porté les armes contre la France, avoir reçu de l'argent de l'Angleterre. La commission le juge coupable à l'unanimité et le condamne à mort. La législation sur laquelle elle s'appuie pour ce faire est pourtant inapplicable en l'état. Il s'agit en effet d'un texte de la Convention qui stipule que tout émigré pris sur le territoire français est passible de la peine capitale. Or, le duc a été arrêté au pays de Bade !
L'exécution
Bien que la loi interdise que les exécutions capitales soient pratiquées avant le lever du soleil, le duc est aussitôt fusillé dans les fossés du château de Vincennes. C'est le général Anne Jean Marie René Savary qui en donne l'ordre, conformément à la mission que lui a confiée Bonaparte de veiller à l'application rigoureuse de ses instructions.
Réactions
Les réactions suscitées par ces événements sont multiples. Tout d'abord, la violation de la souveraineté du duché de Bade et l'enlèvement du duc d'Enghien suscitent peu de protestations.
Sa mort, au contraire, bouleverse l'opinion. Alors que le Premier consul déclare : Au moins, ils verront ce dont nous sommes capables [...] Je suis la Révolution française, je le répète et je le soutiendrai
, l'ambassadeur d'Autriche écrit à son supérieur : Votre Excellence ne saurait se faire une idée de la profonde consternation qui règne ici, maintenant. Je doute que celle produite par le jugement de Louis XVI ait jamais pu l'égaler
.
François-René de Chateaubriand traduit la colère des royalistes français, à la fois terrifiés et indignés, en démissionnant avec style. Mais cette attitude courageuse ne fait que souligner la lâcheté de celle des chancelleries européennes. Le Tsar, en ordonnant à sa cour de prendre le deuil, se montre le moins pusillanime. Le Pape se déclare affligé
. Mais l'empereur germanique se tient coi ; le roi de Prusse n'a de mot que pour assurer le Premier consul de son souhait qu'il déracinât l'horrible combinaison acharnée contre sa personne
; le duc de Bade chasse les émigrés de son territoire ; celui de Wurtemberg complimente le Premier consul ; Charles IV d'Espagne, cousin des Condé, approuve l'exécution.
C’est pire qu’un crime, c’est une faute.
Conséquences
La rupture entre Bonaparte et les Bourbons étant désormais irrémédiable, le comte de Provence affirme de nouveau ses prétentions au trône. Mais il doit, pour ce faire, rédiger sa proclamation sur un bateau croisant sur la Baltique car aucun souverain européen ne veut qu'elle émane de ses possessions. Il y évoque, pour la première fois, une amnistie s'appliquant aux acteurs de la Révolution, le maintien dans leurs grades et emplois des officiers et des fonctionnaires, la garantie des propriétés issues d'achat de biens nationaux. Ce texte, qui marque une évolution sensible de la pensée du futur Louis XVIII, est adressé à tous les souverains de l'Europe. Il ne recevra aucune réponse.
Jamais le prétendant n'a été plus isolé ; jamais la cause royaliste n'a paru plus désespérée. Des années d'activisme aboutissent à un résultat tout opposé à celui recherché. Comme le dit Cadoudal avec une triste ironie : Nous voulions faire un roi, nous avons fait un Empereur
. En effet, Bonaparte profite des événements pour franchir la dernière marche qui le sépare du trône. En mai 1804, il se fait proclamer Empereur sous le nom de Napoléon Ier. Pendant les dix années à venir, la contre-révolution ne va plus compter en France.