Seule ou presque à échapper à la décadence généralisée des institutions qui caractérise la fin du Directoire, l'armée conserve, à la veille du 18 brumaire, son prestige et une solide organisation. Napoléon Bonaparte, le plus glorieux de ses chefs, y trouve de puissants appuis pour s'emparer du pouvoir. Mais, très vite, sa politique de rassemblement, tout en lui apportant le soutien de l'opinion, heurte la sensibilité d'un corps qui reste très attaché aux symboles révolutionnaires.
Une politique trop conciliante
L'abolition de la fête du 21 janvier (date anniversaire de l'exécution de Louis XVI), la fin de la loi des otages, le choix de certains consuls ou ministres, toutes ces décisions prises, en quelques semaines, dans un esprit de réconciliation, ne sont pas comprises ou sont mal acceptées par l'armée, du moins par la haute hiérarchie militaire.
Le gouvernement en tire cependant une extraordinaire popularité. Son action répond aux attentes de la plus grande partie de la population, qui veut la paix, le retour de la religion et la certitude de conserver les biens nationaux acquis durant la Révolution. Mais ces objectifs nécessitent de s'entendre avec l'Eglise, ce que les élites et en particulier certains cadres de l'armée, anticléricaux militants, ne veulent pas.
Mais l'opposition républicaine des Idéologues n'entame pas l'autorité du gouvernement. Au contraire, l'attentat de la rue Saint-Nicaise et la bataille de Marengo, utilisés avec une grande habilité par la propagande renforcent encore la popularité du Premier consul. Celui-ci en profite pour poser les premiers jalons du Concordat, qui sera finalement voté peu après la paix d'Amiens.
Un régime dont l'évolution inquiète
Ce nouveau succès de l'exécutif, qui procure à Bonaparte une autorité morale incontestable, ne suffit cependant pas à étouffer la grogne des généraux. Bien au contraire, ceux-ci profitent du Te-Deum organisé afin de célébrer la signature du Concordat, le 18 avril 1802, pour manifester leur improbation par leur mauvaise tenue. Contraints d'y assister sur ordre, ils se vengent par leurs murmures sonores et injurieux contre l'Eglise, les curés et même le Premier consul, troublant la cérémonie par leurs bruits de bottes et de sabres, leurs moqueries, leur refus d'abandonner les places réservées aux ecclésiastiques sur lesquelles ils se sont installés. Jean Victor Moreau, lui, se dispense d'assister aux solennités et se montre ostensiblement aux Parisiens sur la terrasse des Tuileries, fumant le cigare pendant que se déroule la messe. Le soir même, le général Antoine-Guillaume Delmas, devant lequel Bonaparte se réjouit de la réussite des festivités, n'hésite pas à lui rétorquer : Belle capucinade, en effet ; il n'y manquait que les cent mille hommes qui se sont fait tuer pour supprimer tout cela !
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Tout montre donc bien que le haut-commandement est sur le point de basculer dans l'opposition, que son irritation croissante peut bientôt amener certains généraux à envisager des mesures extrêmes. Bonaparte sait que l'idée d'un coup d'état a déjà été agitée et que seules sa popularité et l'autorité dont il jouit ont éteint jusqu'ici les ardeurs des mécontents. Certains d'entre eux ont déja été éloignés ou vont l'être bientôt. Jean-Baptiste Jules Bernadotte commande à Rennes, Etienne Macdonald est ambassadeur au Danemark et Laurent de Gouvion Saint-Cyr en Espagne depuis 1801, le général Delmas est exilé à trente lieues de Paris peu après sa répartie trop cinglante, Guillaume Brune sera nommé à Constantinople en septembre 1802.
L'institution de la Légion d'honneur et le vote du consulat à vie, en mai 1802, renforcent encore l'opposition des militaires. Ils y voient une entorse au principe d'égalité, une première étape vers le rétablissement d'une monarchie et d'une noblesse au bénéfice de Bonaparte. L'héritage de la Révolution et la forme républicaine du régime leur semblent en danger. De surcroît, l'armée, dans un pays en paix pour la première fois depuis dix ans, vit mal ce qu'elle ressent comme une perte d'influence.
Le complot
En mai 1802, les autorités constatent que de véhéments pamphlets à destination des militaires, d'active comme de réserve, se répandent dans la capitale. Ce sont l'Appel aux armées françaises par leurs camarades et Adresse aux différents corps et militaires réformés.
Une enquête de police révêle que Paris n'est pas la seule ville où circulent ces textes mais qu'on les trouve dans plusieurs autres cités de province et en particulier dans les départements de l'Ouest. Ils sont acheminés dans des jarres de grès utilisées normalement pour conserver et transporter le beurre. Les investigations permettent finalement de déterminer que l'imprimerie d'où sortent ces libelles se situe à Rennes, là où commande Bernadotte.
Toutes les recherches, celles de la police générale de Joseph Fouché comme de la police militaire de Louis Nicolas Davout, celles de Louis Nicolas Dubois, le préfet de police de Paris comme de Jean-Joseph Mounier, le préfet de Rennes, aboutissent à la même conlusion : l'auteur des pamphlets appartient à l'état-major du mari de Désirée Clary.
Fouché, ami de Bernadotte, cherche à le protéger en détournant les investigations vers les chouans, mais Mounier, outrepassant ses instructions, identifie le véritable rédacteur en la personne du général Edouard-François Simon, chef de l'état-major, secondé du sous-lieutenant Bertrand. Simon, s'attribuant la responsabilité complète de l'affaire, déclare qu'il avait le projet de provoquer le soulèvement d'officiers républicains et d'entrer à Paris à la tête de troupes sûres pour y proclamer la déchéance du Premier consul, préalablement arrêté.
Malgré ces aveux, Bonaparte ne doute pourtant pas que Simon ne fait que protèger son chef. Ce dernier, opportunément souffrant, quitte son poste pour aller prendre les eaux à Plombières tandis que son subordonné est incarcéré à la prison du Temple. Bonaparte croit un temps pouvoir impliquer également Moreau. En effet, parmi les destinataires des premiers envois figure un de ses proches. Mais le vainqueur d'Hohenlinden refuse de répondre à la police et adopte à son égard une attitude de défi. Il minimise l'affaire en la baptisant, par dérision, complot des pots de beurre.
Moreau : des dangers de l'ambiguïté
Sa position n'est pourtant pas aussi solide qu'il le croit. Il a déjà commis une première erreur politique, quelques années plus tôt quand, entré en possession de la correspondance de Jean-Charles Pichegru avec l'Autriche, il l'a retenue plusieurs mois avant de la transmettre au Directoire. Des accusations de sympathies royalistes s'en sont suivies. Il n'a pas souhaité, ensuite, servir d'épée à Emmanuel Siéyès en 1799, lui suggèrant même le nom de Bonaparte. Depuis, ses ambitions se sont accrues et sa victoire face aux Autrichiens, en décembre 1800, a fait de lui un rival crédible de Bonaparte. Celui-ci a d'abord cherché à le gagner à sa cause, envisageant de lui faire épouser sa soeur Caroline puis sa fille adoptive Hortense de Beauharnais. Mais Moreau a préféré se marier avec Mademoiselle Hulot, une créole qui jalouse Joséphine et lui fait peur. Leurs entourages familiaux ont alors éloigné les deux hommes l'un de l'autre, d'autant que Moreau est devenu le point de ralliement des généraux républicains. De plus, il tient salon et s'y livre à une critique acerbe de Bonaparte devant des invités choisis parmi les personnalités libérales. Le Premier consul n'en ignore rien. L'estime laisse peu à peu la place chez lui à l'irritation puis à l'animosité et c'est la rupture. Les prises de position de Moreau sur le Concordat et la légion d'honneur consomment le divorce.
L'imprudence et le manque de sens politique de Moreau vont cependant l'empêcher de devenir la figure centrale d'une opposition républicaine. Cette opportunité, qui inquiête Bonaparte, il la gâche aussitôt en renouant des relations avec un Pichegru occupé à fomenter un complot contre le régime et son chef. Cette faute va offrir au Premier consul l'occasion de le disqualifier. Son attitude équivoque durant la conspiration de Cadoudal signe sa ruine politique et provoque son départ en exil.
Après cet épisode, les généraux jacobins n'ont plus qu'à méditer sur le sort de leur ami jusqu'à ce que la guerre, en se rallumant, donne un autre cours à leurs réflexions et détourne leur énergie vers des objectifs plus adaptés à leurs capacités.
L'opposition parlementaire étant déjà anéantie, il n'y a désormais plus d'opposition constituée.