Double masque
Quelle BD que ma vie ! Peut-être Napoléon Ier aurait-il ainsi détourné lui-même sa célèbre exclamation s'il avait pu lire la série superbe que lui consacrent Jean Dufaux et Martin Jamar depuis 2004. Ces deux auteurs, belges comme il se doit (la Belgique n'étant pas seulement un des hauts-lieux de la bande dessinée, mais aussi peut-être le pays d'Europe où le souvenir de l'Empereur est le plus vivace et le plus célébré) sont alors déjà fameux pour Les Voleurs d'Empires, dont l'action se situe à l'extrême fin du règne de Napoléon III. Jean Dufaux est par ailleurs le scénariste de Muréna, une série historique reconnue (le magazine l'Histoire, dans un hors-série sur Rome au temps de Néron, a inclus un chapitre sur le vrai et le faux dans Muréna) tandis que Martin Jamar, qui a déjà exploré la période napoléonienne dans François Jullien, a reçu en 1997 le prix du Meilleur Dessinateur par la Chambre belge des Experts en BD pour les Voleurs d'Empires. On voit que les références des deux créateurs sont déjà un gage de qualité.
Leur nouvelle collaboration, à laquelle ils ont donné le titre générique de Double masque, voit aujourd'hui paraître son cinquième tome. Et sa lecture ne fait que confirmer l'a-priori favorable inspiré par la biographie de ses auteurs.
Le thème
La série est bâtie sur la mystérieuse relation qui unit Napoléon Bonaparte, L'Abeille, et son double, La Fourmi, nés le même jour et se ressemblant comme des frères, quoi que rien n'atteste leur consanguinité. A l'un, L'Abeille, sont promises la lumière et la gloire ; à l'autre, La Fourmi, les ténèbres et l'infamie ; aux deux, la destruction ! Le lien qui les unit s'incarne dans deux masques identiques, aux propriétés surnaturelles, que leur a remis une très énigmatique femme voilée. Car chacun des deux protagonistes, encore enfant, a eu avec elle une entrevue au cours de laquelle il a été amené à découvrir son animal totémique et l'avenir concomitant. Inutile de dire que ces deux faces d'une même silhouette, d'une même ambition, unis par la même force, le même destin, la même chute
, ces deux êtres dont l'un remplit le monde de son nom tandis que l'autre domine les bas-fonds de Paris, sont entrés en lutte. Tous deux veulent s'emparer du masque de l'autre. Ce combat clandestin fournit la trame sur laquelle s'inscrivent les épisodes successifs de la série.
Les épisodes précédents
Au cours des deux premiers épisodes, respectivement intitulés La Torpille et La Fourmi, Bonaparte cherche à récupérer un nécessaire de voyage dans lequel est caché son masque et qui lui a été dérobé par une jeune femme à laquelle il accordait ses faveurs. L'enquête est confiée à La Torpille, un jeune escroc, ancien compagnon de chaîne de Vidocq, auquel seul le succès pourra éviter de retourner au bagne. Mais La Fourmi, qui s'est mis lui aussi à la poursuite du masque de son double, et Joseph Fouché, alors en disgrâce et qui cherche à récupérer son ministère, vont mener la vie dure à La Torpille.
Entrent en scène dans ces épisodes les principaux personnages récurrents de la série : L'Ecureuil, une jeune et jolie rousse, au caractère bien trempée, employée par Fouché et qui n'hésite pas à recourir au meutre en cas de besoin ; Fer-Blanc, un marchand ambulant de casserolles dôté d'une personnalité et d'une autorité hors de proportion avec sa modeste activité ; Kitty, une métisse, prostituée, modèle à ses heures ; La Fourmi elle-même et, bien sûr, tous les grands dont l'Histoire a retenu les noms : Bonaparte, Joséphine, Fouché...
Dans l'épisode 3, L'Archifou, ce sont les mésaventures de Jean-Jacques de Cambacérès, victime de ses préférences sexuelles, qui provoquent une nouvelle bataille autour du nécessaire de voyage de Bonaparte et de son contenu secret. Bataille occulte dont Fouché sort grand bénéficiaire, puisqu'il y trouve l'occasion de reintégrer son ministère.
L'épisode 4, Les deux sauterelles, s'éloigne un peu du thème général de la série pour se concentrer sur les complots qui ont marqué les dernieres temps du Consulat. L'Histoire s'y fait plus présente que dans les épisodes précédents. On y voit mourir Jean-Charles Pichegru, Georges Cadoudal, le duc d'Enghien et Kitty (dont la beauté nous manquera). Un personnage nouveau fait son apparition, qui semble promis à un grand rôle : l'abbé Sathanase, royaliste fanatique et cynique jusqu'à choquer Fouché.
Les coqs
Dans ce cinquième tome, Bonaparte cède la place à Napoléon 1er, au grand dam des royalistes qui ont pu échapper à la police impériale, tel l'abbé Sathanase. Le tout nouvel Empereur charge La Torpille d'organiser une rencontre avec La Fourmi, à laquelle il compte faire une étonnante proposition. Cette rencontre, ses circonstances, les effets qui en découlent constituent la trame de l'album. S'y ajoutent une intrigue parallèle faisant intervenir la fille de Fouché, lancée sans le savoir à la poursuite de La Torpille, et une confrontation finale entre deux des protagonistes qui introduit le prochain épisode.
Il est difficile de juger ce cinquième opus en lui-même tant il donne le sentiment d'être l'introduction d'un tout plus vaste. Il ne répond qu'à peu - et aux moins importantes - des questions qu'il pose. L'action n'y progresse guère et les péripéties ne portent, somme toute, que sur des point secondaires. Tout indique que les auteurs ont choisi de ralentir le rythme de l'aventure, d'accumuler les interrogations, afin de faire croître la tension. Et comme celle-ci ne se relâche pas en fin d'ouvrage, le lecteur en sort un peu frustré.
Mais c'est là un sentiment qui ne se déclare qu'une fois refermée la dernière page. Jusqu'à cet instant, qui vient trop vite, le lecteur a éprouvé un vif plaisir à parcourir les planches de cet album. Personnages réels et fictifs s'y mêlent pour son plus grand bonheur, les seconds tout aussi convaincants et complexes que les premiers. Et pour le passionné de l'époque impériale, apercevoir Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Caulaincourt ou Jean-Baptiste Isabey au détour d'une vignette est en soi une joie, observer Fouché dans son intérieur une délectation, surtout quand ces figures sont traitées, comme c'est le cas, dans le respect de leur personnalité réelle. Nous sommes donc ici à la fête, car, dans cet épisode, le couronnement de Napoléon est imminent et les auteurs nous font assister à sa préparation, avec de futurs invité aussi prestigieux que, parfois, futiles ou vaniteux (saurez-vous deviner à l'avance qui s'applique à mériter ces qualificatifs ?).
Mais l'album culmine évidemment dans la rencontre entre L'Abeille et La Fourmi, qui est si bien préparée, annoncée et suivie par une multitude d'autres (nous en avons compté au bas mot une dizaine entre les personnages d'une certaine importance), que cela fait du thème de la rencontre le thème principal de cet épisode.
Il faut aussi parler du travail de Martin Jamar. Ses personnages sont fort bien caractérisés (avec un Napoléon plus proche d'Antoine-Jean Gros ou de Louis-Albert-Guislain Bacler d'Albe que de Jacques-Louis David) et bougent avec naturel, leurs costumes sont parfaitement réalisés et font honneur à sa documentation mais c'est surtout son évocation de Paris qui me semble remarquable. La ville et son fleuve son dessinés et mis en scène avec un soin et une habileté qui font d'eux des personnages à part entière de l'histoire. Paris et la Seine sont aussi importants ici que Londres et la Tamise peuvent l'être dans certaines aventures de Sherlock Holmes.
Au total, donc, un album et une série que tout un chacun pourra lire avec intérêt, mais surtout que se doit de connaître tout admirateur de Napoléon, du Consulat ou de l'Empire.