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Napoléon & Empire

L'opposition libérale
Madame de Staël, Benjamin Constant

Madame de Staël et Benjamin Constant, très proches des Idéologues, ne font pas à proprement parler partie de leur groupe. Ils s'en distinguent cependant moins par les idées que par la conduite personnelle. En effet, ni l'un ni l'autre n'accepteront jamais de position officielle ou de titre d'un régime qu'ils réprouvent. Et le ralliement final de Benjamin Constant ne sera pas un reniement puisqu'il se fera au prix de l'adhésion, certes essentiellement formelle, de Napoléon à certaines de ses conceptions.

Germaine de Staël et Benjamin Constant
Germaine de Staël et Benjamin Constant
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Germaine de Staël, après s'être imaginée en égérie de Bonaparte, rencontré pour la première fois en 1800, bascule vite dans l'opposition. Elle fait alors de son salon une tribune pour ses amis "Idéologues", déjà enclins à s'éloigner d'un régime dont ils ont pourtant favorisé l'établissement. Mais c'est surtout en aidant, voire en poussant, Benjamin Constant à manifester hautement ses désaccords sur les projets gouvernementaux, qu'elle va intervenir dans la vie politique du pays et tenter de contrecarrer les combinaisons du Premier consul.

Benjamin Constant, fondateur du libéralisme

Le jeune Benjamin Constant, dont l'entrée au Tribunat semble avoir été acquise en affirmant successivement devant Bonaparte et Emmanuel-Joseph Siéyès des convictions toutes contraires, proche des "Idéologues" sans être compté pour l'un des leurs, les soutient pourtant de façon spectaculaire lors de ses débuts sur la scène publique, à l'occasion du débat sur le règlement intérieur du Tribunat. Le projet soumis par Bonaparte se veut suffisamment contraignant pour éviter la résurrection des factions qui ont miné les assemblées révolutionnaires. Les "Idéologues" y lisent une restriction de leur liberté, de leur indépendance et de leur pouvoir, la consécration de l'abaissement du pouvoir législatif, le Tribunat étant de fait réduit au rôle de chambre d'enregistrement.

Ce discours que prononce Benjamin Constant à cette occasion, le 5 janvier 1800, est un réquisitoire brillant et argumenté. Sans affirmer qu'ils auront lieu, il signale les abus possibles, en ayant même la complaisance de proposer des solutions aux problèmes qu'il soulève. Ainsi expose-t-il des mesures pratiques pour assurer, à la préparation des lois, les formes voulues et les lenteurs nécessaires, indispensables selon lui. Car il réprouve tout spécialement la capacité de faire passer des lois dans l'urgence.

Sa conclusion est sans appel. Sans l'indépendance du Tribunat, il n'y aurait plus ni harmonie, ni Constitution, il n'y aurait que servitude et silence, déclare-t-il et il demande purement et simplement le retrait du projet.

Son discours provoque la colère du Premier consul, furieux que l'étonnante perspicacité de Constant ait su discerner si vite les tendances encore latentes du régime qui se met en place. Dans le public, l'effet est celui d'une bombe. Mais l'opinion publique ne veut plus de discours, après une Révolution qui a fait la part belle aux orateurs. Elle veut un pouvoir capable d'agir. La condamnation des idées de Constant est quasi unanime. La presse ne le suit pas, pire, le Journal des Hommes libres attaque la constitutionalité de la présence de Benjamin Constant au Tribunat. Ses amis et ceux de Madame de Staël désertent le salon de celle-ci.

C'est qu'on considère généralement cette dernière, Bonaparte le premier, comme l'inspiratrice du discours. Elle doit se présenter au ministère de la Police où Joseph Fouché lui conseille de s'éloigner de la capitale. Madame de Staël s'installe alors à... Saint-Ouen. La sanction est jugée légère, y compris par l'opinion publique. Il s'agit en fait d'un simple message envoyé par le Premier consul qui marque ainsi qu'il n'a pas l'intention de laisser un tribun et sa maîtresse, aussi brillants soient-ils, traverser ses projets.

Madame de Staël et Benjamin Constant, malgré toute leur intelligence, n'ont pas compris que le soutien quasi unanime d'un peuple, las des désordres et tout acquis à Bonaparte – en dépit ou à cause de son autoritarisme –, confère à ce dernier une puissance à laquelle personne ne peut s'opposer.

Constant, intouchable puisque parlementaire, continue de s'exprimer à la tribune. Il arrive que ses interventions soient favorables aux projets de l'exécutif comme lorsqu'il approuve une loi sur les droits de succession. Mais elles sont le plus souvent critiques. Il prend ainsi la défense du droit de pétition, que Bonaparte veut réformer pour lui faire perdre tout effet ; il refuse la diminution des effectifs de la justice de paix ; il malmène un projet touchant aux rentes foncières. Dans ce dernier cas, il finit par même par l'emporter, obtenant le retrait du texte. En janvier 1801, lors de la discussion de la loi créant des tribunaux criminels spéciaux, la liste des griefs de Constant est longue : projet obscur, inconstitutionnel, rétroactif et dangereux par l'absence d'appel et de jurés qu'il institue. C'est donc une menace pour les citoyens.

Durant toute cette période, qui s'étend du début de l'année 1800 à son exclusion du Tribunat, le 18 mars 1802, Constant jette les bases de sa philosophie politique, fondement du libéralisme français. Tout en conservant les acquis de la Révolution, il s'agit de les inscrire dans la loi et d'introduire dans celle-ci les garanties nécessaires à la protection de la liberté des individus. Constant dégage quelques grands principes : seul le pouvoir arrête le pouvoir, toute autorité peut donner lieu à un abus, les lois doivent être préparées avec de sages lenteurs, les citoyens doivent bénéficier d'une sphère privée garantie par les institutions.

Face à la république autoritaire de Bonaparte, imprégné des conceptions de Jean-Jacques Rousseau sur la souveraineté nationale, décidé à construire un état fort et persuadé d'incarner la volonté générale, c'est donc bien une conception politique fondamentalement différente que défend Constant au cours de ces débats. Mais l'heure ne lui est pas favorable. L'opinion n'est pas prête à le suivre. Bonaparte a beau jeu de l'exclure du Tribunat à l'occasion de son renouvellement partiel.

Madame de Staël, une opposante de plus en plus farouche

Germaine de Staël, malgré les avertissements qu'elle reçoit après cette éviction, n'en continue pas moins à s'opposer fermement à Bonaparte. Elle n'est pas étrangère à la mauvaise humeur manifestée par les généraux jacobins (Jean Victor Moreau, Jean-Baptiste Jules Bernadotte) à l'occasion du Concordat ; elle inspire une brochure très hostile au Premier consul, qui sera saisie et dont l'imprimeur sera emprisonné : Le vrai sens du vote national sur le consulat à vie ; elle pousse son père, Jacques Necker, à publier un ouvrage critique à l'égard de de la nouvelle constitution ; enfin, elle donne à son roman Delphine, publié en 1802, une préface subtilement malveillante envers le Premier consul et son oeuvre. S'étant retirée en Suisse, Madame de Staël se voit interdire de rentrer en France sous peine d'arrestation. Elle fait fi de l'interdiction en septembre 1803 pour se fixer à vingt kilomètres de Paris. Mais son manque de discrétion oblige les autorités, après avoir d'abord fermé les yeux, à lui ordonner de se retirer à quarante lieues de la capitale.

Elle entreprend alors un grand voyage en Allemagne, en Suisse et en Italie, promenant à travers toute l'Europe sa haine pour Napoléon, qu'elle traite de monstre et de tyran. Elle rentre en France en 1806, en ayant soin cette fois de respecter le rayon d'exclusion qu'on lui a imposé. En 1807, elle profite de l'absence de Napoléon pour s'installer tout près de Paris. L'Empereur, de l'autre bout de l'Europe et en pleine guerre avec la Russie, inonde Fouché de courriers pour qu'il la rappelle à ses obligations.

Napoléon considère en effet que Madame de Staël est l'ennemie de la France tout autant que du gouvernement. En février 1810, l'impression de son nouveau livre De l'Allemagne la ramène à nouveau tout près de Paris. Mais son ami Fouché, qui a su jusque-là tempérer les mesures édictées par Napoléon, perd son ministère en juin au profit du général Savary. Celui-ci n'a pas les délicatesses ou les arrières-pensées de son prédécesseur et, dès septembre, Madame de Staël est invitée fermement à quitter Paris dans les quarante-huit heures pour la Suisse ou l'Amérique. Quant à son livre, il est saisi et détruit.

Une trajectoire finale divergente

Madame de Staël ne reverra la France qu'après l'abdication de Napoléon. Entretemps, elle se sera consacrée à une tournée des cours européennes pour exciter les souverains à la guerre. Benjamin Constant, lui, se laissera convaincre en 1815 de rédiger une nouvelle constitution pour le compte du Napoléon des Cent-Jours. Ce sera l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire, dont son auteur a la lucidité de déclarer : Les intentions sont libérales ; la pratique sera despotique. Le temps manquera pour vérifier cette prophétie.